Quelle place prend la situation sociale de vos patientes et patients dans la consultation ?
Ce n’est pas nouveau, l’aspect social a toujours été présent. Mais désormais, il prend énormément de place. Une grande proportion de mes patientes et patients ne mange qu’une fois par jour. C’est un grand facteur de préoccupation car cela implique des problèmes de santé et donc un suivi médical plus difficile. Ce sont des problèmes de santé qui souvent ne sont pas médicaux à la base et que je suis obligée de médicaliser. L’autre problème est le changement incessant de lieu d’hébergement, souvent sur des distances très éloignées. Le peu de liens que mes patientes et patients créent sur place n’est pas pris en compte. Je suis toujours étonnée de voir à quel point le Centre Primo Levi est fondamental dans leur vie. J’ai une image en tête, c’est celle du radeau en pleine mer, qui permet de survivre. Ce sentiment est très fort chez les personnes que nous accompagnons.
Ce sont des problèmes de santé qui souvent ne sont pas médicaux à la base et que je suis obligée de médicaliser.
Est-ce qu’une patiente ou un patient vous a marquée cette année ? Comment ?
Je pense à ce patient syrien, toujours exactement dans la même posture, replié, avec une voix complètement inaudible. Il refuse d’être approché, même par sa famille, il s’isole. Il souffre d’une très forte douleur au niveau du dos. Les examens ne sont pas concluants. Lors d’une consultation, je pose ma main sur son épaule et tout de suite son corps acquiesce. La consultation suivante, il accepte sans difficulté la séance de somato-psychopédagogie1. Je commence à le traiter. Je vois que son corps répond, comme s’il avait soif. Son corps était complètement verrouillé, maintenant, il est fermé. Quand une porte est verrouillée, il n’y a aucune issue possible. Quand une porte est fermée, elle peut être ouverte. Il revient la semaine d’après, il me dit avoir toujours mal au dos, mais pour la première fois, il évoque les violences qu’il a subies dans son pays. Pendant un long moment, je ne vais pas le revoir, puis il revient un jour mais je ne le reconnais pas. Je le cherche dans la salle d’attente, je dis son nom, il se lève. Sa posture est différente, il commence à parler avec une autre gestuelle, une voix modulée. Je cherche à savoir ce qui s’est passé dans la vie de cet homme. Sa fille vient de naitre. Je l’interroge sur notre dernière séance : vous souvenez-vous de ce que vous aviez ressenti ? Il me dit : « Oui, cela m’a ouvert. » A la fin de la séance, je demande le prénom de sa fille : il me répond Sidra. Dans le Coran, Sidra est l’arbre qui se trouve à la porte du paradis.
- « Thérapie manuelle non pas centrée sur les tissus mais sur la personne, sur le rapport de la personne à son corps. Grâce au toucher, qui est fait d’une intention et d’une attention, nous arrivons à combler la distance entre la personne et son corps. C’est une forme de psychologie à partir du corps », Agnès Afnaim, « Nos collègues ukrainiens ont été très demandeurs », Septembre 2022. ↩︎