Éditorial (Rapport annuel 2023)
Faire « tenir », ce verbe résonne dans l’action du Centre Primo Levi comme un impératif. D’abord, faire « tenir » nos patientes et patients face aux effets de la violence et de la torture. Maintenir le lien avec la société pour que peu à peu des repères, détruits par la violence, reviennent, et qu’elles et ils redeviennent des sujets, actrices et acteurs de leur propre vie. Il s’agit d’un travail de « haute couture » comme le dit une de nos médecins, ayant récemment rejoint notre équipe. Mais ce travail patiemment mené est fragile, un refus dans la demande d’asile qui casse les espoirs d’intégration, un nouvel épisode de violence dans le pays d’origine qui ravive le trauma, une obligation de changer d’hébergement qui bouleverse les habitudes, et la « bulle » du soin peut éclater.
La faim force maintenant la porte de nos salles de consultation et ébranle notre accompagnement
Faire « tenir » ensuite alors qu’en 2023 les séances avec nos psychologues ont de plus en plus débuté par la question : « Est-ce que vous avez mangé aujourd’hui ? ». De l’avis de notre équipe, jamais la précarité de nos patientes et patients n’avait été aussi intense, avec des conséquences lourdes sur l’accompagnement et un sentiment de gâchis. La faim force maintenant la porte de nos salles de consultation et ébranle notre accompagnement. Une de nos médecins met en garde contre cette situation qui certes n’est pas nouvelle mais prend maintenant énormément de place : « Une grande proportion de mes patientes et patients ne mange qu’une fois par jour. Donc oui, c’est un grand facteur de préoccupation car cela implique des problèmes de santé et donc un suivi médical plus difficile. Ce sont des problèmes de santé qui ne sont pas médicaux à la base et que je suis obligée de médicaliser. » Même les personnes réfugiées que nous accompagnons, dont la souffrance a été officiellement reconnue, connaissent des situations de détresse aigüe. Très souvent les coupures de droits en sont responsables, par exemple suite à un déménagement dans un autre département. Dans d’autres cas, l’ouverture des droits est trop lente. Ces périodes de no man’s land administratif peuvent durer des mois, et faire (re)plonger dans la précarité. Notre accompagnement risque aussi d’être entravé par le vote, le 26 janvier 2024, de la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Automatisation du refus des conditions matérielles d’accueil, clôture automatique de la demande d’asile, impossibilité d’accès au marché du travail, élargissement des cas de rétention, pôle « France asile », juge unique à la Cour nationale du droit d’asile (CDNA), les conséquences sur nos patientes et patients seront profondes. Dans cette liste désarmante, une mesure doit attirer notre attention : l’obligation et non plus la possibilité de refuser ou retirer les conditions matérielles d’accueil (CMA). L’approche au cas par cas est abandonnée, la situation individuelle de la personne, notamment sa vulnérabilité, n’est plus prise en compte. Ainsi, une patiente du Centre Primo Levi, mère célibataire, hébergée dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) à Paris, qui refuse une offre dans un CADA à Marseille parce que ses deux enfants sont scolarisés dans la capitale et que tout son réseau de connaissances s’y trouve, sera automatiquement privée des CMA. Et se trouvera sans hébergement, ni revenus.
Dans les pas du grand témoin, de ceux de Primo Levi
Faire « tenir », à 2 300 km de Paris, nos collègues du service de psychiatrie de l’hôpital de Lviv, en Ukraine, un des seuls services du pays à proposer une prise en charge psychologique des victimes de guerre, qui travaille dans une tension extrême, mais sans avoir eu une expérience poussée des effets du psycho-traumatisme. Cette expérience, le Centre Primo Levi leur a transmise en 2023, affirmant une nouvelle fois son rôle de passeur. Comme le décrit un de nos praticiens, « la particularité de notre clinique est qu’elle n’est pas prise dans les contextes politiques discursifs. Les symptômes sont, par définition, détachés de la réalité. Quand une personne fait un cauchemar à Paris, à Bogotá, à Istanbul ou à Kiev, le mécanisme est le même. C’est pour cela que nous pouvons partager et transmettre certains types de savoir, sans déroger à la singularité du cas ». Nous nous situons ainsi dans les pas du grand témoin, de ceux de Primo Levi, pour lequel témoigner était une nécessité. Il s’agit pour notre équipe de rendre visible ce qui ne l’est pas, de transmettre ce qui est difficile à dire, pour épauler celles et ceux qui sont en contact direct avec les personnes exilées, pour les aider à penser l’accueil, pour leur donner les outils de compréhension du trauma et ainsi proposer une prise en charge adaptée. Une clinique telle que la nôtre face à des situations complexes et des réalités qui se croisent ne peut en effet rester sans « pensée » ni sans une démarche de partage. Mais nous ne sommes pas seuls face à cette complexité. Depuis sa création, le Centre Primo Levi travaille avec de nombreux acteurs qui agissent pour les personnes exilées. Associations, hôpitaux, établissements scolaires, centres de santé, centres médico-psychologiques, structures d’accueil, lieux d’hébergement, le dialogue est quotidien. Mis en sommeil par la pandémie, cet écosystème est de nouveau florissant en 2023. Il montre que la santé mentale des personnes exilées, face à une offre de soins sous-dimensionnée et des structures d’accueil dégradées et inadaptées, est un enjeu de santé publique mais est aussi et avant tout un enjeu collectif. Le contexte actuel, où les extrêmes font monter l’hostilité à l’égard de la figure de l’étranger, transforme progressivement les politiques d’accueil en machines à exclure et à précariser et rend impérative la mobilisation de toutes et tous.
Antoine Ricard
Président du Centre Primo Levi