Rapport annuel 2021 – Soigner, transmettre, mobiliser, notre engagement est intact

Edito

2021 a été une année « entre-deux », entre les vagues de la crise sanitaire et une décrue qui ne disait pas son nom et qui a tardé à venir. Comme après toutes les décrues, les dégâts se dévoilent peu à peu. Il y a les cicatrices visibles et celles qui apparaissent au gré du temps et restent terriblement difficiles à résorber. Et il y a les piliers, qui ont tenu. Le Centre Primo Levi est resté debout. Les digues construites depuis des années et renforcées en 2020 ont résisté et se sont même encore consolidées. Les patients sont restés, leur besoin d’écoute et d’accompagnement est plus visible et important que jamais, et, peu à peu, ils ont recommencé à revenir physiquement, avec l’envie de construire ou reconstruire ce lien social qui avait disparu. Progressivement, le Centre a retrouvé son activité « normale », même s’il ne sera jamais vraiment possible de parler de « normalité » pour le Centre Primo Levi.


L’équipe du Centre a tenu bon, elle aura appris à s’adapter aux circonstances, elle aura appris qu’un autre type d’accueil ou de soins est possible, malgré une grande pénibilité, malgré des contraintes sanitaires qui ont pesé sur des patients déjà traumatisés par leur propre expérience de la violence et de l’enfermement. Mais à quel prix ! Deux ans de crise sanitaire ont imposé un rythme très soutenu à notre équipe pour faire face à des besoins élevés en termes de soins psychologiques et médicaux. Deux ans en continu qui l’ont poussée à vouloir recréer, redynamiser des espaces d’échange pour essayer de retrouver du sens, celui de la clinique, que la crise avait estompé.

Cette fatigue n’est pas propre au Centre Primo Levi. Dans les formations que donnent nos praticiens, le constat est le même : la lassitude et l’épuisement touchent de plus en plus celles et ceux qui travaillent au contact des personnes exilées ; ils font part de leurs incertitudes, de leur manque de moyens et, eux-mêmes, se tournent vers nous pour être accompagnés. La crise sanitaire est une des causes, mais pas la seule, de nombreux professionnels ont l’impression d’une pratique déshumanisée par des politiques publiques dominées par la recherche d’une réduction des coûts, et l’omniprésence du langage managérial et administratif.

La double peine de la précarisation

La crise sanitaire a aussi confirmé une tendance déjà présente en 2019 : la précarisation des personnes que nous recevons au Centre Primo Levi. Celles-ci arrivent chez nous dans une grande détresse, car elles subissent de plein fouet les conséquences de la précarité grandissante de la population en France. Les classes moyennes deviennent précaires, les classes précaires deviennent très précaires, les très précaires sont extrêmement précaires. Les assistantes sociales du Centre accompagnent de plus en plus de familles qui dorment dans la rue. Un chiffre éloquent montre l’étendue du problème : 73 % des personnes suivies au niveau social sollicitent une aide à la vie quotidienne, soit une augmentation de 33 points depuis 2019. La reconnaissance du statut de réfugié n’est plus une garantie contre cette précarisation. Plus de la moitié de celles et ceux qui sollicitent le service social ont obtenu ce statut. Cette grande fragilité sociale est pour nos patients un obstacle majeur sur la route du soin, et un vrai frein pour dépasser les effets du psychotrauma, car leur situation économique et sociale les oblige à rester dans le présent et les empêche de se projeter dans l’avenir.

Derrière ce phénomène se cache un problème d’accès aux droits et un mot : la dématérialisation. Dans un « Manifeste pour un service public plus humain et ouvert à ses administré.e.s », plusieurs dizaines d’associations, fédérations ou collectivités locales ont dénoncé une accélération de la dématérialisation des services publics qui touche des « personnes vivant une grande précarité, allophones, âgées, en situation de handicap ou en situation d’illettrisme, qui se trouvent entravées dans l’accès aux droits ». Cette entrave, le service juridique du Centre Primo Levi la vit quotidiennement. Accéder à un bureau (physique) de l’administration est un travail à temps plein : chaque jour, notre juriste se connecte sur les sites des préfectures d’Ile-de-France et tente d’obtenir un rendez-vous pour les personnes qu’elle accompagne, une démarche fastidieuse et très incertaine. Dès lors, le seul moyen pour décrocher un rendez-vous est souvent le recours au juge administratif. Ces allers et retours kafkaïens au sein de l’administration française ont un réel impact sur les personnes que nous suivons. L’incertitude, le parcours d’obstacles juridique et administratif s’ajoutent aux traumatismes liés à la guerre ou à la violence politique qu’ils ont subis, ralentissant là aussi la progression dans le cadre du traitement. Or, ces traumatismes demandent une attention très particulière.

Comme le souligne un de nos psychologues, il y a, dans les guerres, un élément spécifique majeur : la question de l’intentionnalité. Les destructions, le chaos, sont voulus et organisés, ce que la prise de Kaboul par les talibans en août 2021 et l’attaque russe de l’Ukraine ont mis en lumière. Il y a la volonté de tourmenter, de violenter l’autre, d’annihiler le lien social. La guerre a aussi cette caractéristique d’être incroyable, elle est difficile à accepter, à penser, et encore plus à partager. Celui ou celle qui subit la violence de la guerre doit « tenir », ou tout son édifice mental s’effondre. Voilà pourquoi le temps doit passer, voilà pourquoi la parole ne se libère pas tout de suite.

Voilà pourquoi le Centre Primo Levi doit continuer son action, pour accompagner du mieux possible ces personnes qui ont vécu les bombardements, les violences et les humiliations. Nous voici deux ans après l’adoption de notre plan d’action triennal, une première pour notre organisation, et un nouveau chapitre, que nous avons largement entamé en 2021, malgré les circonstances liées à la crise sanitaire : aboutissement des groupes de travail engagés à l’automne 2020 autour des quatre priorités du plan d’action, programmation des futurs locaux, renforcement de l’accueil qui est au cœur du projet de soins et développement du centre de formation, qui se traduit par l’obtention de la certification Qualiopi, ainsi que par la mobilisation de financements pluriannuels pour permettre une diversification de l’offre de formation et accroître le rayonnement du Centre Primo Levi en direction des professionnels engagés auprès des personnes exilées.

Notre organisation interne se met en place, progressivement mais sûrement, avec comme objectif de consolider notre modèle économique et d’assurer la pérennité du projet associatif. Car, en termes financiers, 2021 aura demandé beaucoup de patience et d’abnégation, après les retards successifs dans le lancement de la programmation des fonds européens pour la période 2021-2027, parmi lesquels le Fonds Asile migration intégration qui finance le Centre Primo Levi depuis 2014 et pour lequel 2021 restera une année blanche. Un retard et un manque de visibilité qui auront requis la mobilisation de nos partenaires financiers, lesquels ont répondu présents pour pallier cette absence de financement et qu’il faut ici chaleureusement remercier. 2021 aura aussi connu de nombreux mouvements au sein de notre équipe, avec des départs et des arrivées qui demandent d’investir toujours et encore dans la transmission. Chacun aura contribué à notre projet commun, chacun aura laissé des bases que les suivants vont consolider, tous ont en commun une éthique, un engagement pour une protection et un accueil digne des personnes exilées.

Antoine Ricard, président du Centre Primo Levi