D’un silence l’autre

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Catherine PERRET

Un dialogue avec Agnès Afnaïm, médecin et fasciathérapeute au Centre Primo Levi

« Les frontières de mon corps sont les frontières de mon Moi. La surface de ma peau m’abrite du monde étranger : au niveau de cette surface j’ai le droit, s’il est vrai que je doive avoir confiance, de n’avoir à sentir que ce que je veux sentir[1]. »

Voilà ce qu’écrit Jean Améry, écrivain autrichien juif résistant, torturé en Belgique en 1943, puis déporté à Auschwitz-Birkenau, dans un texte publié des années plus tard, dans lequel il propose une auto-analyse de son expérience de la torture.  Pour introduire mon propos, je voudrais rebondir sur ce que vient d’exposer Agnès Afnaïm à partir de son expérience du toucher. Et aborder la question du silence, de la relation entre silence et écoute par le toucher, par cette dimension si particulière de l’appareil sensoriel qu’est la peau.

Le toucher, dit Agnès Afnaïm, peut ranimer ce qui a été silencié. Orienté par une certaine technique, il peut permettre à l’individu victime de tortures de retrouver le pouvoir de sentir ce qu’il sent en écoutant le mouvement interne de la vie qui circule en lui. C’est alors et alors seulement que grâce au tact du thérapeute et à sa faculté retrouvée de proprioception, il devient capable de s’approprier dans le calme ce qu’il vit, c’est-à-dire, ne serait-ce qu’indirectement, et sans même le savoir, ce qu’il a vécu d’affreux. De nouveau, il peut habiter son corps, y demeurer, y être chez lui. En silence. Mais il s’agit là désormais d’un tout autre silence que celui, inerte, du corps devenu étranger à soi-même, et anesthésié par la violence, ou du silence des organes dont parle Bichat. Ce silence qui naît du sentiment d’une animation interne est celui où le patient ou la patiente peut enfin s’écouter. Et parler ce qui lui arrive hic et nunc, comme en témoignent les vignettes recueillies par Agnès. Il y a donc non pas un silence, mais des silences, et ce que Agnès nous enseigne avant tout, c’est que ces différents silences sont fonction de la possibilité qu’a un corps de s’écouter. Ce dont, en revanche, elle n’a pas parlé et qui est la condition de sa clinique, c’est de la place qu’elle occupe dans cette situation. Pour que ce processus qui conduit la victime de torture d’un silence à l’autre ait lieu, il y faut cette entité que Freud appelait le Nebenmensch, l’homme ou la femme qui est là, neben, littéralement : à côté, proche, ce qui en allemand ne veut pas dire : prochain, au sens caritatif ou empathique du terme. Ni proche au sens de ressemblant. Mais « contigu », ce qui renvoie la proximité à l’enveloppe, donc à la peau, et au toucher. Pour que cette place existe, pour qu’il y ait du proche, il y faut une « seconde peau », celle de l’homme, de la femme d’à côté. Une seconde peau qui doit être symbolisée comme telle. Il est donc nécessaire que cette proximité soit valorisée et reconnue comme une fonction anthropologique majeure, un concept politique essentiel dans l’idée que l’on se fait de la société.

Comme vous le savez, ceci est loin d’être le cas, même si, en accueillant des thérapies de cet ordre, un centre comme le Centre Primo Levi garantit indirectement à celles et ceux qu’il accueille que cette place du Nebenmensch, du proche, existe. Agnès a cependant souligné la précarité de sa position et, donc, la méconnaissance de cette place, en indiquant que son savoir de fasciathérapeute repose sur une autre épistémologie que celle de la clinique médicale moderne.  Celle que rappellent les premières lignes du livre de Michel Foucault, Naissance de la clinique[2] . Désormais, écrit Foucault à propos de l’instauration de la clinique moderne, au début du XIXe siècle, « le regard (médical) s’accomplira dans sa vérité propre et aura accès à la vérité des choses, s’il se pose en silence sur elles ; si tout se tait autour de ce qu’il voit [3] ».

Le médecin, et donc le thérapeute, tel que l’entend la modernité, n’est pas celui qui touche, sauf au moyen d’instruments exploratoires, mais celui qui voit, qui transperce les choses de son regard – sens premier de diagnostic -, après avoir fait en lui, chez le patient, et autour de ce patient, un silence clinique qui éradique tout ce qui n’est pas l’organe malade : à savoir les personnes en jeu, leur situation, leur vécu. Tel n’est évidemment pas le silence qui anime la pratique d’Agnès Afnaïm. En faisant passer la relation entre le silence et l’écoute par le toucher, en montrant que l’écoute de soi passe par le toucher de l’autre, et que le toucher peut transformer un silence de mort en silence vital, une telle pratique ne bouscule pas seulement la clinique médicale, somatique ou psychiatrique, voire psychopathologique. Elle réévalue la place du toucher dans la hiérarchie reconnue des sens. Elle ouvre sur une critique de l’anthropologie implicite sur laquelle repose cette clinique. Et elle pointe, sans le dire, ce que le scientisme, celui d’hier et d’aujourd’hui, laisse croire, à savoir que cette clinique moderne, positive, n’est pas sans attendus politiques. Le regard jugeant le patient ou la patiente en silence, pour l’objectiver sous la forme d’un cas dans des conditions maximales d’asepsie n’est pas neutre, ni sans a priori idéologiques. Sur lui pèse notamment la croyance dans l’opérativité du concept d’individu comme entité séparée, dans l’idée d’un individu coupé de son milieu, hors de son espace de vie, et du collectif qui le fonde comme sujet parlant, de l’individu envisagé in fine comme animal de laboratoire. Face à cet héritage, anthropologique et politique autant qu’épistémologique et scientifique, qui fait du silence une manière d’asepsie de la relation, la clinique des souffrances corporelles et psychiques provoquées par la violence extrême impose une tout autre politique. Non seulement parce qu’elle est traversée par les inégalités entre Nord et Sud et le règlement désastreux des relations entre les pays ex-coloniaux et leurs ex-colonies avec leurs conséquences sur les flux migratoires. Mais également pour ce que cette clinique des souffrances extrêmes, grâce à des praticien·ne.s comme Agnès Afnaïm, dévoile d’une dimension secrète, en grande partie insue du lien social :  un lien dont le silence est l’organe sous la forme de l’écoute, écoute des doigts du thérapeute, d’un côté, auto-écoute de la sensation qui permet au patient ou à la patiente d’habiter son corps, de l’autre, un lien qui nécessite une mise en œuvre savante. Telle est la condition de l’émergence d’un corps parlant.  Le silence créé par le toucher, non pas « chez » le patient ou la patiente, mais « avec » le patient ou la patiente, est la condition pour qu’advienne une autre parole, une parole portée par la sensation, ressentie, et qui résonne de l’espace (re)trouvé entre soi et soi-même, une parole que cette résonance intime porte au dehors, à l’autre, comme si elle avait enfin (re)trouvé son pouvoir d’adresse. Ce que nous (re)découvrons ainsi est à la fois la précession de la place garantie du proche incarnée par le toucher sur l’écoute silencieuse de soi, et la précession de cette écoute de soi sur la possibilité de la parole parlante. Cela, c’est ce que la pratique analytique nous apprend dans le meilleur des cas, quand elle prend la mesure de l’importance de cette place du « neben », tenue par l’analyste, qu’elle ne confond pas écoute et pouvoir (de contrôle), et ne s’illusionne pas sur la magie du Verbe. Sur ce fameux « Au commencement était le Verbe » sur lequel repose tout l’édifice civilisationnel occidental. Et sur ce point, il reste à faire, dans le champ de la psychanalyse, un important travail de culture.Inversement, et c’est ce qu’enseigne Jean Améry dans son essai sur la torture, « faire parler » comme le fait le bourreau, extorquer la parole – littéralement tordre le corps pour en faire sortir la parole – revient à détruire ce complexe à trois termes que sont la place du proche, l’écoute de soi, et l’articulation entre sentir et dire.  La violence infligée sans recours possible, ni à l’autre ni au droit, outrage le silence vital de soi à soi-même qui conditionne la possibilité non pas seulement de parler, mais d’adresser sa parole. Aucun auteur n’a sans doute exprimé cette expérience plus fortement et plus analytiquement que Jean Améry dans cette phrase que je vous citais en exergue : « Les frontières de mon corps sont les frontières de mon Moi. La surface de ma peau m’abrite du monde étranger : au niveau de cette surface j’ai le droit, s’il est vrai que je doive avoir confiance, de n’avoir à sentir que ce que je veux sentir. »Cette proposition est déduite d’une longue auto-analyse de son expérience de la torture dans laquelle Améry montre que ce qui est extorqué à celui qui est torturé, ce n’est pas seulement sa parole, mais, avec elle, son pouvoir de se taire, son pouvoir d’être à soi pour soi, dans cette proximité fondamentale à soi que garantit la proprioception grâce à cette interface ténue qu’est la peau. « Le torturé reste torturé », écrit-il. Et Charlotte Delbo : « Je ne suis pas vivante. Les gens croient que les souvenirs deviennent flous, qu’ils s’effacent avec le temps, le temps auquel rien ne résiste. C’est cela la différence, c’est que sur moi, le temps ne passe pas. Il n’estompe rien, il n’use rien. Je ne suis pas vivante. Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit [4] . »

Quand Améry tente d’approcher l’expérience de ce qui ne finit pas, en lui, de la torture, deux éléments émergent :  la sensation que sa peau a été greffée et le constat que la langue en lui a « pelé », si l’on me passe l’expression, qu’elle s’est dessiquée, c’est-à-dire qu’il y a des mots que plus jamais il ne pourra prononcer. Je le cite : «  Je pendouille toujours, vingt-deux ans après, suspendu au bout de mes bras disloqués, à un mètre du sol, le souffle court, et je m’accuse. Ici il n’y a pas de “ refoulement ”. Peut-on refouler une tache de naissance ? On peut la faire disparaître par la chirurgie plastique, mais la peau qui naît de la greffe n’est pas une peau dans laquelle un homme peut se sentir bien[5]. » Et plus loin : « J’étais un homme qui ne pouvait plus dire nous et qui, pour cette raison, disait je par habitude, et sans plus être animé par le sentiment d’être en pleine possession de soi…. Je n’étais plus un moi et je ne vivais plus dans un nous [6]. »

L’homologie est frappante entre ce qui a lieu à la surface du corps, ces zones mortifiées, et ce qui a lieu dans la langue, ces mots qui manquent. L ’ouvrage de la torture est indélébile. Il s’est incrusté. Il est devenu tache, sensation de peau greffée, horreur invisible d’habiter la peau d’un autre, et, en même temps, impossibilité de parler comme tout le monde, ou plutôt avec tout le monde. Dépouillé de sa peau par la torture, Améry se découvre également dépouillé par elle de la langue, de ce qui, dans la langue, suppose que nous sommes plusieurs à la parler, plusieurs à partager la même histoire, la même mémoire culturelle. Il ne peut plus dire « nous ». Il n’a plus accès à la langue commune. Transféré à Auschwitz après la torture, il raconte comment cette mémoire culturelle s’est tue en lui. « Je me souviens d’un soir d’hiver où… devant une bâtisse à moitié achevée je remarquai un drapeau qui flottait au vent, placé là Dieu sait pourquoi. “ Les murs se dressent/silencieux et glacés/ et dans le vent/les girouettes crient ”, murmurai-je tout bas en faisant mécaniquement l’association. Puis je répétai la strophe un peu plus haut, prêtant l’oreille à la musique des mots, tentant de retrouver la trace du rythme, et espérant que resurgisse la constellation émotionnelle et spirituelle associée pour moi depuis des années à ce poème de Hölderlin. Rien. Le poème ne transcendait plus la réalité. Il se dressait là et ce n’était plus qu’un énoncé factuel. Il y a ça et puis ça, le kapo hurle à gauche, et la soupe est trop liquide, et les drapeaux crient dans le vent [7]. » Avec les vers de Hölderlin, c’est un certain régime de la culture qui s’est tu en lui, un régime de la culture fondé sur le postulat que la Parole parle. En elle-même et par elle-même. Et qu’avec elle, « fiat lux », la lumière va se faire.J’ai évoqué la langue mutilée de celui qui a été torturé et, de l’autre côté de la médaille, le silence vivant qui innerve la parole portée par la sensation. Le dernier silence que je veux évoquer ce matin est celui qui nous menace aujourd’hui. Le silence de l’endormissement dont parle Karl Kraus, un des critiques les plus célèbres de la scène littéraire germanophone, après l’élection de Hitler au poste de chancelier, le 30 janvier 1933. « La parole s’endormit lorsque ce monde s’éveilla. » Tels sont les derniers mots qu’il publie dans sa revue Die Fackel (Le Flambeau) pour expliquer pourquoi, comme il l’avait écrit : « Je n’ai rien à dire de Hitler. » Que dire en effet dans une culture où le Verbe s’est littéralement transformé en acte ? Où, à l’idée que « Au Commencement était le Verbe », c’est-à-dire l’interprétation, le jeu de mots, le trait d’esprit, s’est substitué le mantra de la raison efficace : « Au commencement était l’Acte », comme le dit le Faust de Goethe. Une culture où un ministre déclare : « Quand j’entends le mot de culture, je sors mon revolver. »

Dans une époque où le verbe est devenu acte, que dire en effet ? Les conditions ne sont-elles pas réunies pour que les fonctionnaires du régime imaginent pouvoir « faire parler » les victimes, alors même que, depuis longtemps, l’aveu a perdu toute valeur d’exorcisme, ou de preuve ? De cette prééminence intacte de la Parole avec un P majuscule, porte encore témoignage le poids accordé au récit de la victime lors des confrontations organisées par l’OFPRA, alors même qu’il a été prouvé que le trauma atteint la mémoire et la capacité à se souvenir, même des violences subies. Protéger les victimes, ce serait au contraire leur accorder un droit de se taire, un droit au secret. Ce qui suppose, bien sûr, que l’on mette en question la valeur de vérité accordée en droit à la parole, avant même que soit interrogé le rapport au pouvoir dont elle fait foi, et donc ce qu’elle tait en parlant d’autre chose.

Parler du silence aujourd’hui, c’est, me semble-t-il, également parler de ce « rien à dire » qui efface ou renonce, au lieu de prêter l’oreille à la souffrance qui n’a pas encore trouvé les mots pour se dire. Ou le silence pour se taire.


[1] J. Améry, cité dans C. Perret, L’Enseignement de la torture : Réflexions sur Jean Améry, Paris, Seuil, 2013, p. 144.

[2] M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963.

[3] Ibid., p. 108.

[4] C. Delbo citée par Catherine Perret, op. cit., p. 181.

[5] J. Améry in C. Perret, Ibid., p. 146.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 35.