Quand le silence du corps s’entend

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Agnès AFNAÏM, médecin généraliste au Centre Primo Levi.

Quelques mots d’abord, non pas tant pour briser le silence que pour l’honorer et vous dire ce qu’il est pour moi, notamment dans ma pratique de thérapeute du Sensible.

Le silence est extérieurement invisible, il est impalpable, c’est l’absence de stimulus auditif, c’est un résidu, un presque rien. Mais, si je choisis d’être attentive au silence à l’intérieur de mon corps, en préambule d’une séance de fasciathérapie, je ferme les yeux et apparaît mon espace intime qui sort alors de l’invisibilité et se donne à moi derrière mes paupières avec sa coloration bleu indigo. Je décide alors de poser mes mains sur le corps de ma patiente en exerçant une légère pression. J’entre en relation avec elle, je perçois en elle le silence comme une matière avec une épaisseur que je touche. Alors, s’y manifeste une animation lente et douce, le mouvement interne qui est purement subjectif, immobile, et qui représente la part la plus humaine d’elle en elle. La relation qui se construit au fil de la séance abolit des catégories telles que le souffrant-le soignant, le fort-le faible, pour laisser émerger entre nous deux une réciprocité sans prédominance : celle du touché-touchant et du touchant-touché.

Le silence est donc un état protéiforme et multimodal qui est la condition et le lieu  d’une spirale processuelle, qui évolue depuis l’insignifiance jusqu’à la vertu de nous rendre plus humain.e.s.

Quel silence le médecin peut-il écouter ?

Zéphirine est assise en face de moi. Nous parlons depuis cinq minutes lorsque, sans que rien ne semble l’expliquer dans le déroulement de nos échanges, son regard s’opacifie soudain. Elle ne m’entend plus, ne semble plus me voir, le contact se perd. Sa présence est ravie par une coupure des processus attentionnels. Elle n’est plus là. Demeure le silence. Je le comble par de douces invigorations à revenir dans la scène actuelle. Lentement, elle remonte de cette plongée dans les clameurs silencieuses, un peu confuse, plus triste et abattue qu’auparavant. De ce qui vient de se passer, elle ne pourra rien me dire.

Il s’agit probablement d’une reviviscence inconsciente, l’une de celles qui absorbent et résorbent sa présence au monde. Ce n’est pas un souvenir, mais une intrusion de la  pensée qui fait revivre principalement des émotions, des perceptions, des sensations déjà vécues lors d’un événement violent passé. Vivre des violences extrêmes déborde les  capacités ordinaires du système nerveux central et, en particulier, du système limbique, qui ne peuvent pas intégrer ces événements dans les circuits de la mémoire biographique. Il s’agit de manifestations de la mémoire traumatique qui s’imposent à la personne et s’inscrivent sur l’écran mental, un peu à la manière du rêve pour le dormeur. Elles sont fréquentes chez nos patient.e.s, incontrôlables, et se répètent plusieurs fois par jour, les privant de leur présence à eux/elles-mêmes et au monde. Elles les exilent en quelque sorte de leur propre vie, redoublant celui-là même que leur a imposé la survie.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      À l’extérieur rien ne se voit, car, le plus souvent, la torture laisse relativement peu de traces apparentes, et elle ne se dit pas volontiers pour plusieurs raisons. En particulier, parce qu’il s’agit d’une expérience qui se situe en deçà du langage. Les mots ne sont pas faits pour dire cette expérience extrême. Dans L’Espèce humaine [1] , Robert Antelme écrit de son expérience concentrationnaire qu’il était impossible de combler la distance entre les mots dont nous disposons et l’expérience qui était en train de se dérouler dans le corps des déportés. Mais, derrière ce silence apparent, les événements passés violents sont hyper-présents dans leur tête, dans leur corps, dans leur vie quotidienne. Ces violences continuent de réquisitionner la personne longtemps après qu’elles se sont passées. Elles empêchent de penser, de mémoriser, de rêver, de s’éprouver tranquille.  S’y ajoute un mécanisme qui s’instaure lorsque l’on souffre de douleurs chroniques consistant en une coupure de la fibre sensible pour ainsi moins sentir, donc moins souffrir. Cet éloignement perceptif de son propre corps ajoute un exil supplémentaire, celui de l’intime.

Si, pour le médecin, le mutisme de son patient est un symptôme, en revanche, c’est à l’aune du silence que la médecine mesure la santé, selon la formule reprise par René Leriche [2] , héritée de Bichat : « La santé, c’est le silence des organes. » Ce silence-là est assimilable à une absence de préoccupation du corps, ne pas le sentir, ne pas l’éprouver. Or, pour les patient.e.s que nous recevons au Centre Primo Levi, cette acception de la santé vue du côté du patient ou de la patiente apparaît contradictoire dans la mesure où, comme on vient de le souligner, les effets de la violence politique ont abouti à un éloignement, une perte de contact avec soi-même et avec son corps. Cet appauvrissement silencieux est en soi une souffrance inconsciente.

C’est pourquoi la visée du soin vers lequel je me suis orientée pour ces personnes m’a fait faire un pas de côté par rapport à la pratique médicale conventionnelle. S’engager à soigner des personnes victimes de torture, dont la maladie la plus inhumaine a été infligée par l’homme, et ne se trouve pas dans la nosographie classique, ne revient pas à l’application de protocoles de première et de deuxième intention. Le projet thérapeutique doit répondre à l’exigence de cette clinique, avec la volonté de recourir à des pratiques de soins qui soient aussi humaines et respectueuses que la torture est inhumaine et dégradante, quitte à s’éloigner des sentiers battus de la médecine, des «evidence-based lines» et autres bonnes pratiques.  Toute chose que nous pouvons penser et mettre en œuvre au Centre Primo Levi, ce qui est précieux pour nos patientes et patients. Ainsi leur est-il permis de retrouver l’usage de soi lorsque je les amène tout d’abord à réhabiter leur corps. Pour les accompagner sur le chemin de ces retrouvailles, je me suis adressée à un toucher particulier et à une pratique de la Somato-Psycho-Pédagogie fondée par Danis Bois [3] , laquelle est une émanation de la fasciathérapie, et sont toutes deux pratiques du Sensible.

Les fascias sont des membranes connectées et richement innervées qui entourent chaque organe et les relient entre eux sur leur superficie et leur profondeur. Par leur truchement, cette méthode a un impact favorable sur tous les grands systèmes de régulations : neuro-vasculaire, neuro-végétatif, neuro-endocrinien et immunitaire, tous très perturbés par l’état de stress chronique dépassé. Certes, grâce à la modulation de ces systèmes et au changement de consistance des fascias qui se décrispent sous la main, des douleurs séquellaires de traumatismes subis s’apaisent. Mais c’est principalement l’expérience perceptive inédite de leur corps pour les patient.e.s, ainsi que la relation qui s’instaure sur le mode de l’empathie corporéisée entre les patient.e.s et la thérapeute, qui sont soignantes ici.

J’ai choisi cette thérapie car elle me semble pertinente dans la clinique de la violence politique. Les tortures s’exercent sur le corps et détruisent la personne en son entier. Les vécus violents qui dépassent les capacités normales d’intégration dans les circuits de la mémoire biographique demeurent figés et intacts, avec toutes leur valence émotionnelle, dans ce qu’il est convenu de nommer la mémoire traumatique – qui concerne à parts égales le corps et le psychisme. D’où l’intérêt d’un soin qui concerne conjointement le corps et le psychisme et qui ait pour point de départ le corps. Le toucher est une ressource vitale dans le soin des traumatisé.e.s. La peau a des récepteurs sensibles à la qualité émotionnelle du toucher et à l’intention du thérapeute. Enfin, le corps recèle une part de vérité, un savoir qu’il est le seul à détenir et que l’écoute manuelle peut recueillir. Par exemple, Zéphirine me dit que, depuis la prison et les tortures, elle ne supporte plus les contacts physiques, y compris ceux de son fils. Or, la première séance de thérapie manuelle nous a révélé à quel point son corps a soif d’être touché avec bienveillance. L’écoute manuelle du corps, des informations qu’il me livre et que mon toucher saisit, me semble particulièrement précieuse lorsque la parole singulière a été ravie par les effets de la torture et que la personne n’a pas été crue par les juges qui décident de l’obtention de l’asile.

Lors d’une séance de fasciathérapie, ma patiente est allongée vêtue sur la table  de massage. Le mouvement interne de son corps, invisible mais perceptible, qui anime les fascias et toutes les structures anatomiques est l’interlocuteur de mes mains. Par son entremise, le toucher s’adresse à la personne en son entier, à la vie intime de son corps, et non pas seulement aux tissus. Mes mains effectuent en divers endroits du corps des voyages tissulaires, ponctués d’arrêts féconds, qui amènent le corps à puiser dans ses ressources et induisent des modifications psychiques et somatiques dont découle une force d’adaptabilité et de résistance interne. Chemin faisant, je nomme ce que je perçois sous mes mains afin de le dégager du fond perceptif indifférencié pour l’amener à la conscience de ma patiente afin de l’aider à s’approprier son vécu. Progressivement, le mouvement interne se manifeste et recircule dans son corps, ramenant de la sensibilité et de la conscience dans les zones du corps qui en étaient privées depuis les événements violents. C’est ce que je perçois pendant que ma patiente ressent de la détente, de la chaleur, de la légèreté et de la douceur. En touchant simultanément différentes parties du corps, un bras et une jambe par exemple, je les mets en relation et un lien perceptif s’établit entre eux. Je le perçois grâce à une impulsion synchrone du mouvement interne dans les deux membres ; le corps se réunifie, à contre-courant de la dissociation qui est au cœur de la clinique du psycho-traumatisme. Ainsi, la patiente se ressent à nouveau. Elle sent qu’elle sent. Elle retrouve un sentiment d’unité, de globalité, une présence à elle-même dont elle peut dire : « J’ai l’impression d’être dans mon corps, maintenant. » Cet ancrage dans l’ici et maintenant de l’expérience perceptive en train de se dérouler fait front aux reviviscences. Une grande partie des neurones des fascias est connectée à l’insula dans notre cerveau, laquelle est impliquée dans la conscience de soi,  possède la qualité de relier une expérience perceptive à une émotion signifiante. Ainsi se construit petit à petit une identité corporéisée, la distance se comble entre la personne et son corps et celle-ci peut commencer à nommer son vécu expérientiel, prélude à la possibilité d’une parole singulière, notamment dans l’espace de travail psychothérapeutique,  dans le cadre d’une prise en charge pluridisciplinaire.

Pendant que tout ceci est à l’œuvre, je demeure à l’écoute de la demande silencieuse de son corps, je la rejoins dans un lieu intime, un lieu source qui ne capitule pas. Alors, du silence de sa matière se dégage et résonne, en elle comme en moi, un sentiment de repos et de paix . Ces vécus expérientiels à la fois familiers et inédits peuvent être très bénéfiques pourvu que ma patiente sache que ce n’est pas moi, mais son propre corps, qui a produit cela. Ainsi, Zéphirine me raconte que, deux jours après la séance, elle a ressenti une pression intense dans son corps, précisément dans son thorax et qu’au lieu de la montée d’angoisse à laquelle elle s’attendait, s’est manifesté de nouveau ce sentiment de paix et de douceur qu’elle avait éprouvé pendant la séance. Et elle ajoute : «  Je veux continuer pour retrouver cela dans ma vie. »


[1] R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1978.

[2] René Leriche, chirurgien, 1879-1955. Auteur de deux ouvrages dont un sur le traitement de la douleur. Il a notamment promu la douleur au rang de symptôme.

[3] Danis Bois, psychopédagogue de la perception à l’université Fernando Pessoa à Porto, et agrégé en Sciences sociales.