Quand un psychanalyste accueille la demande de son patient, lorsqu’il reçoit ce sujet qui se plaint, s’installe un circuit de parole qui va permettre ce qu’on pourra appeler une thérapie. Cela veut dire que les effets de ce circuit, en tout cas ce qu’on en attend, donnent la possibilité au patient de s’y prendre autrement avec ses problèmes.
Ce circuit rhétorique s’appuie, pourrions-nous dire, dans le cadre d’une psychanalyse, sur trois éléments, paradoxalement trois absences : ce que le patient ne dit pas parce qu’il ne peut pas dire ; ce qu’il n’entend pas de son dire ; et la troisième absence qui concerne la personne à qui il s’adresse via le psychanalyste. Alors, si cette demande de soin a lieu dans un cadre institutionnel, c’est-à-dire, lorsque le patient s’adresse au thérapeute d’un hôpital, d’un centre de soins, est-ce le même circuit qui s’installe ? Et si, de plus, ce patient vous dit sa souffrance dans une langue qui vous est parfaitement étrangère, les enjeux d’une telle prise en charge thérapeutique sont-ils les mêmes ? Avant de risquer quelques hypothèses à titre de réponses, il faut expliquer un peu ces éléments absents, opaques, non pas pour les sortir de leur opacité et les rentre transparents, cristallins – même si la transparence, l’absence de pudeur sont aujourd’hui des valeurs, voire des impératifs pour notre société occidentale –, mais pour en comprendre le mode opératoire.
Ce qu’on ne dit pas, parce qu’on ne peut pas, parce qu’il y a des choses, des souvenirs, des mots, des idées, qui sont frappés par un interdit. Nous avons des interdits qui viennent « border » notre conduite sociale : le premier de ceux-ci est l’interdiction de porter atteinte à la vie d’autrui. Cela paraît aller de soi mais il a souvent fallu écrire cet interdit pour fonder un pays, pour revivre ensemble après une guerre. Il y a donc des choses qu’il ne faut pas dire… Des « gros mots » qu’on ne peut pas laisser sortir n’importe quand, n’importe où. Il y a des pensées que je vais mettre à l’écart parce que je ne peux pas tout dire à mon interlocuteur, je ne suis pas transparent. Et puis, nous pouvons avoir la prétention de contrôler ce qu’on ne dit pas ou ce qui est « socialement accepté ». Or cela nous échappe en général et une bonne partie de ce non-dit est inconsciente. Ajoutez maintenant le fait que d’une langue à l’autre cet interdit n’est pas le même. Comme d’une famille à une autre, les nuances, entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, évoluent dans les marges imposées par le social. Et si l’on accepte ensuite de suivre Freud et la psychanalyse, nous trouverons comme élément constant, mis sans cesse à l’écart, tout ce qui concerne le sexe. Pensez alors à la tâche de l’interprète qui doit reconnaître ce qui borde l’indicible dans une langue pour le reconstruire dans l’autre. Le château sur la plage de sable : le reconstituer sur la plage de galets. C’est impossible et c’est pour cela que cet impossible à dire, il doit le dire autrement, c’est-à-dire faire de la poésie. Voilà une première chose que le travail des interprètes nous apprend sur notre travail, même quand nous travaillons en français : ce que le patient a « oublié », ce qui lui fait honte, par exemple, il va le dire autrement. Ce qu’il a rêvé, cette séquence d’images, il va le réciter, il en fera un récit.
Ce qu’il n’entend pas de son dire. Car une fois que le patient a articulé son propos à l’intention de son thérapeute, il pourra constater avec l’aide de celui-ci, que cela peut être lu de différentes manières. Freud, encore, reconnaît la facture de ce texte et montre à son patient la signature de l’inconscient. Il « est dit par » son inconscient. Ce message issu du patient est porteur de vérité, la vérité de chaque sujet. Et c’est justement une modification de la relation du sujet à sa vérité que nous pouvons attendre, comme effet thérapeutique, pour que le patient se débrouille autrement avec ses difficultés. Curieusement, l’intervention de l’interprète n’empêche absolument pas de faire entendre ce qui se cache derrière ce que nous croyons dire, au contraire. Bien souvent, les allers et retours d’une langue à l’autre viennent souligner ce contenu, le mettent en relief. Tel ce patient qui entend pour la première fois que son nom de famille peut être aussi un nom commun et que ce nom le détermine d’une certaine façon : il a suffi d’une hésitation de l’interprète, d’un fugace échange de regards pour que le patient « entende » son nom lui coller autrement à la peau.
Terminons ces quelques réflexions par une double remarque clinique. Premièrement, si le dispositif thérapeutique prévoit trois places et si l’on ne peut communiquer avec le patient qu’en passant par sa langue maternelle, c’est-à-dire en faisant appel à un tiers, pourquoi ne pas concevoir que ce tiers, ici présentifié bien qu’habituellement absent, ait bien sa place ? Je veux dire qu’au lieu de vivre l’interprète comme un obstacle, nous pourrions « l’utiliser à bon escient », c’est-à-dire de sorte que sa place produise des effets thérapeutiques. Un exemple me paraît bien illustrer ce jeu de places. Un petit garçon de quatre ans venait d’arriver en France ; il ne parle pas français. Il reste mutique pendant plusieurs mois et je vois se succéder au moins quatre interprètes, toutes des femmes, très gentilles et très professionnelles. Lui, pas un mot. Il vient avec sa mère ; toute la famille a été assassinée. Grâce aux interprètes, la maman parle de ses difficultés et, après une période où elle n’interdit rien à son fils, elle s’autorise à lui poser des limites et à le cadrer à la maison. Lui, quelques jurons, pas de conversation. Un jour, un interprète homme remplace ses collègues et cela change tout : le petit garçon se met à parler, même en français, adressant sa parole et son regard d’admiration à cet homme qui parle sa langue. Il y a eu d’autres évolutions pour lui, mais ce passage me suffit pour expliquer ce que j’entends par « utilisation » de ces trois places. Et ceci me permet de conclure le deuxième point : le constat que ce fonctionnement, avec une place rendue davantage visible par la présence de l’interprète, est le même que celui que nous mettons à l’œuvre lorsque nous recevons des patients francophones d’origine étrangère, voire des patients français. Ce circuit rhétorique et ces trois places nous permettent de continuer à dire autrement l’impossible, qu’il s’agisse de la torture subie, de l’abandon puis du placement d’un enfant, de la détresse suite à la naissance d’une petite sœur, de tous ces différents bouleversements, avec lesquels nous avons à composer.
Omar Guerrero, psychologue clinicien et psychanalyste, membre du Conseil d’administration du Centre Primo Levi.
Revue “Mémoires” mars 2008.