Jacky Roptin, psychologue clinicien au Centre Primo Levi 1
L’évolution de la figure du réfugié au cours des dernières années modifie les attentes du récit de la part de l’administration et de la justice. Ce passage obligé pour obtenir une protection n’est pas sans effets sur celui qui éprouve un sentiment de culpabilité d’avoir survécu aux événements qu’il a fuis.
Le récit écrit du réfugié est une condition sine qua non de l’engagement dans une procédure d’asile en France, à la différence d’ailleurs d’autres pays européens. La rencontre avec l’officier de l’Ofpra est articulée à ce récit préalable, constitué, élaboré soit dans sa langue d’origine puis traduit, soit directement en français par l’intermédiaire d’un interprète. Le poids de ce récit – dans sa dimension écrite autant qu’orale – ainsi que le contenu attendu ont évolué et sont devenus un élément majeur de la demande d’asile.
Avant les années 70, le droit d’asile, tel que prévu par la convention de Genève en 1951, était réservé aux personnes craignant des persécutions pour des événements survenus en Europe. La plupart des réfugiés viendront donc de ce continent. Puis, la décolonisation impliquera une extension du dispositif d’asile (signée par la France) et tous les ressortissants non-européens pourront alors solliciter celui-ci et se voir désormais reconnaître le statut de réfugié pour des événements survenus après les années 50. Mais les années 70 et les années 80 modifient le contexte. La diminution du risque de guerre en Europe, les prémisses de la fin de la guerre froide, une montée du libéralisme tout autant que de ses crises, l’émergence conséquente des interrogations sur l’immigration économique… vont mettre à mal son développement. La période de l’enchantement idéologique où la subjectivité politique était à son apogée et où la convention bénéficiait d’un fort aura moral et politique va alors s’estomper.
Des politiques de plus en plus restrictives en matière d’asile ainsi que des discours toujours plus sécuritaires vont se développer. Durant cette période de déclin de la figure politique du sujet réfugié, celui-ci va glisser progressivement dans le champ de la migration. Ce sont d’autres messages – se basant cette fois sur les représentations de vulnérabilité de ces populations – qui vont apparaître et ceci dans l’espoir de sensibiliser les institutions en charge de l’asile. Ils engendreront de nouvelles solidarités venant se substituer à celles plus traditionnelles et politiques mais n’auront pas toujours l’effet escompté. La limite de ces nouveaux discours ne tient pas seulement au caractère circonstancié de la morale qui peut s’y développer, celle d’un processus d’identification du bon demandeur d’asile de plus en plus soumis aux aléas à géométrie variable de nos indignations. D’ailleurs à ce titre, dans une interview dans le dernier numéro de la revue Mémoires, Rony Brauman[1] estime que l’on ne peut scinder aussi nettement solidarité politique et sensibilisation émotionnelle. Il rappelle que dans certaines guerres, à défaut de pouvoir s’identifier politiquement, il reste notre sentiment commun et humain de vulnérabilité. Mais il faut avouer qu’au regard d’un prisme ayant évolué de façon plus morale et compassionnelle que politique, les attentes concernant la victimisation sont devenues parfois prescriptrices au point que l’exhibition de la souffrance peut aller jusqu’à la justification de la non dangerosité. Et il n’est pas étonnant de voir apparaître dans l’ombre de la victime réfugiée, comme envers de celle-ci, la figure du terroriste bien ancrée depuis ces dernières années dans nos fantasmes.
Le récit de l’exil n’est plus seulement l’apanage de son auteur. Il est pris dans un cadre qui le norme, le façonne.
Dans ce contexte, le récit de l’exil n’est plus seulement l’apanage de son auteur. Il est pris dans un cadre qui le norme, le façonne. Le récit, pourtant base de l’entretien, peut devenir support d’un interrogatoire où peut vite se dessiner une alternance entre une logique de l’exhibition de l’intimité et de la vulnérabilité ou une logique de l’aveu et de la confession comme nouveau processus de véridiction. D’autre part, le diable se cachant dans les détails, il faut avouer qu’en individualisant ou dé-collectivisant le récit – requis désormais comme décrivant de manière éminemment personnelle les menaces et les craintes au retour – les institutions en charge de l’asile ont accentué cette dynamique par l’exigence de preuves dûment certifiées. Petit à petit, le renforcement de ce récit personnalisé va s’effectuer par l’inversion de la charge de la preuve. Il sera désormais demandé au « demandeur d’asile » d’attester de manière plus précise du caractère sinon personnel du moins plus circonstancié des persécutions et des craintes de retour au pays. Le contexte, la parole du sujet sur les événements vécus, le sentiment d’insécurité de menace fut-il le plus profond et le plus prégnant sont évacués. Combien de fois n’a-t-on pas reçu de patients, déjà profondément affectés par les événements subis, sortir de ces entretiens avec l’étrange impression d’avoir un moment de doute quant à la perception de leur histoire, alors qu’auparavant le sentiment de menace était tel qu’ils n’avaient pas hésité à tout quitter et à entamer un périple exténuant pour survivre ? Dans un grand épuisement à la sortie de ces échanges, ils pouvaient finir par douter de ce qu’ils avaient vécu et des conduites qu’ils avaient tenues. Dans cette configuration, le réfugié est renvoyé à une réévaluation constante des impressions et des interprétations qu’il a faites des événements et donc des décisions et conduites qu’il a prises dans ce contexte, et cela alors qu’il est encore marqué par les violences subies.
Et c’est là aussi un des effets importants de l’évolution de la place du récit et des normes dans lequel il est pris. Ce récit dé-collectivisé, singularisé au plus haut point, peut venir parfois offrir une caisse de résonance incroyable aux sentiments de culpabilité qui animent les réfugiés. Car il faut le rappeler, la culpabilité est un des principaux aiguillons de la souffrance des réfugiés. Et je précise bien sentiment de culpabilité et non culpabilité. Il en revient peut-être à la psychanalyse et à Freud d’avoir rappelé cette différence. Si la culpabilité repose sur une faute avérée, réelle, le sentiment de culpabilité repose au contraire sur le principe qu’un sujet est incapable de dire à quelle supposée faute se rapporte ce sentiment – sentiment évoqué par Freud par cette sentence « je me sens coupable ». Il faut souligner ici que la totalité de nos comportements, quels qu’ils soient, sont tous susceptibles d’être mis en rapport avec d’autres comportements et d’être comparativement soumis à la critique. Il y a au moins toujours virtuellement, mieux ou plus à faire ou à être. On peut supposer ainsi que chacun est amené dans sa vie à soumettre à comparaison, à redélimiter parfois ses comportements, attitudes, conduites. Mais pour nos patients, ce manque à être ou à avoir été, à faire ou à avoir fait – qu’on l’appelle faute ou manque ou perte – entraîne le plus souvent pour eux une impossibilité à légitimer sa vie au quotidien. Ils deviennent incapables d’indulgence ou de contentement, d’assurance ou de répit, comme figés à la période des événements traumatiques. Ainsi, ils s’obnubilent – en dehors de tout fait avéré – à rendre illégitimes les attitudes, les comportements ou décisions passés, et par là même le soulagement d’être encore là, la fierté ou le mérite de leurs actions. Cette redélimitation constante va se traduire par une « positivation » du reprochable, du critiquable. Les conduites ou attitudes, à l’époque déformées dans leur analyse, vont être éprouvées par le malade comme coupables ou synonymes de nullité ou de honte. On peut rencontrer ainsi beaucoup de sujets qui ont été en situation de victimes passives et qui ressentent pourtant un intense et durable sentiment de culpabilité à l’égard de la population, des parents ou des inconnus qui ont péri dans un événement auquel eux ont survécu. Il est rare que la culpabilité du survivant soit le fait d’un acteur ayant commis des actions violentes et regrettables. Ces situations sont autant de sources de conflit de conscience, l’occasion de marquer leur négligence ou leur insuffisance. Si l’on peut imaginer qu’il n’y a pourtant pas dans ces situations catastrophiques de conduites particulières à privilégier, les personnes victimes de violence politique ou de situations extrêmes, malgré tout, idéalisent ou positivent un comportement qu’ils posent comme un manque éthique. On peut parler dans leur situation d’un quasi vertige éthico-moral. Cette irréprochabilité (virtuelle) semble hors de la portée de ces patients.
Pour la psychanalyse, ce sentiment de culpabilité trouve le plus souvent son origine dans ce qui a trait à l’œdipe – constitutive de la construction d’un sujet (voire d’une civilisation) – et qui s’articule autour de l’ambivalence du dépassement de ce que représente la figure du père et la référence à la loi symbolique. Il faut rappeler que ces sentiments de culpabilité sont aussi un élément recherché et visé par ceux qui exercent la violence politique et la torture, à savoir, de faire de leur victime leur propre tourmenteur et de perpétuer ainsi à l’infini leurs sévices.
En tout cas, cette rencontre entre un récit juridique inscrit dans un processus de véridiction et la vérité d’un sujet peut prendre des allures dissonantes, voire impossibles. Cette configuration actuelle rend plus difficile qu’auparavant de savoir ce que le demandeur d’asile peut s’autoriser ou doit s’interdire d’évoquer, ce qui ne fait que redoubler des sentiments de culpabilité déjà à l’œuvre chez ces réfugiés.
Pour nos patients, il est très difficile de séparer psychiquement ce qui relève de l’histoire événementielle bien cartographiée sollicitée par l’Ofpra – et dont les éléments sont évalués au trébuchet de leurs options morales – de l’histoire plus intime.
Pour nos patients, il est très difficile de séparer psychiquement ce qui relève de l’histoire événementielle bien cartographiée sollicitée par l’Ofpra – et dont les éléments sont évalués au trébuchet de leurs options morales – de l’histoire plus intime. On en sous-estime l’intrication et la part d’indistinction. On néglige de même que c’est cette histoire intime qui est la cause du récit.
Le problème est que la vérité du récit attendu doit être configurée dans le fantasme porté par le statut de réfugié qui, au regard de son évolution, semble exiger des scènes emblématiques, des victimes idéalisées, des récits circonstanciés, sans équivoque sur le caractère singulier et éminemment personnel des violences. Ce sont souvent des situations fantasmées qui ne sont que rarement celles dans lesquelles se projettent nécessairement les réfugiés. Au contraire, les récits sont toujours tissés de ceux qui sont restés, ceux qui ont disparu, ceux que l’on a pu aider, ceux que l’on a vu mourir souvent sans pouvoir rien faire, ceux qui nous ont humiliés et face auxquels on a pu s’humilier. Ce que l’on voit, c’est que les attentes de ce récit dé-collectivisé peuvent être écrasantes et inhiber toute parole, voire retirer tout mérite d’en avoir réchappé. Dans les récits eux-mêmes pourront alors apparaître des omissions, des conduites dépréciées ou disqualifiées, des inhibitions et des mises en échec, en raison de ces sentiments de culpabilité suscités par le trauma de la violence politique et les exigences de conduite du récit. Au mieux d’ailleurs, si le réfugié essaie de coller aux attentes dans une perspective stratégique, ce n’est parfois pas sans effets dans l’après-coup sur ces mêmes sentiments de culpabilité.
[1] Médecin et ancien président de Médecins Sans Frontières. « Entre le témoignage et le respect de l’intime », Mémoires n°69, mars 2017
- Article publié dans le n°70 de la Revue Mémoires. ↩︎