C’est face à la complexité et la spécificité des troubles liés à la torture que cinq associations engagées dans le domaine de la santé et la défense des droits humains décident de créer le Centre Primo Levi en 1995.

Aujourd’hui encore, trois d’entre elles siègent au Conseil d’administration. A l’origine, le Centre Primo Levi s’est appuyé sur une équipe fondatrice porteuse d’une expérience acquise au sein de l’AVRE (Association pour les victimes de la répression en exil). Au moment de sa création, le contexte politique international était des plus graves : la guerre en ex-Yougoslavie, le génocide au Rwanda et, peu de temps après, les années sombres de la violence en Algérie. La proximité et l’ampleur de ces violences, ainsi que les contextes politiques qui les rendaient possibles ne cessaient d’interroger les entités fondatrices du Centre Primo Levi. Par ailleurs, les politiques à l’égard des étrangers en France et en Europe ne pouvaient laisser indifférents ces professionnels engagés auprès des personnes victimes de la torture et de la violence politique. Un climat de suspicion vis-à-vis des demandeurs d’asile s’installait à grand pas. Le droit de travailler durant la procédure d’asile leur était interdit. L’accueil se dégradait. Le bénéfice d’une protection internationale était de plus en plus difficile à atteindre.

Dans ces conditions, le soutien auprès de ces personnes devait nécessairement s’insérer dans un projet associatif et politique plus large. Si c’était à l’association que revenait la nécessaire fonction de témoignage sur les effets de la torture et la dégradation des conditions d’accueil des personnes exilées, il revenait aux cliniciens de s’engager à témoigner de leur clinique et à partager leur expérience avec d’autres professionnels. Le Centre Primo Levi a ainsi participé dès l’origine à des espaces d’échange et d’intervention auprès d’autres professionnels engagés auprès des personnes exilées, ce qui a donné lieu au lancement de la revue Mémoires en 1997 et à la création d’un centre de formation en 2002. Ont suivi l’organisation d’un premier colloque en 2003 et la publication de nombreux manifestes et rapports de plaidoyer pour alerter les pouvoirs publics sur la nécessaire prise en compte des effets de la torture dans l’accueil et les soins proposés aux personnes exilées.


Primo Levi, le témoignage

Les souffrances, souvent invisibles, produites par la torture, sont complexes et durables. Elles sont difficiles à exprimer par les personnes qui ont survécu aux traitements humiliants visant à les détruire en tant qu’êtres humains. À partir de l’expérience acquise dans le soutien des personnes réfugiées en France, le Centre Primo Levi entend témoigner inlassablement des effets de la torture. C’est de cette ambition qu’est né le choix du nom Primo Levi, pour sa valeur symbolique, synonyme du refus des traitements inhumains, cruels et dégradants. Pour la force d’un témoignage historique, qui a participé à établir la nécessité des actions du Centre Primo Levi. L’association a bénéficié du soutien et de l’accord de Madame Lucia Levi, décédée en 2009, pour l’utilisation du nom de son époux. Depuis sa mort en 1987, la notoriété de Primo Levi n’a cessé de croître en Italie, où il est désormais reconnu comme l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, et partout ailleurs dans le monde où ses livres, traduits en de multiples langues, en ont fait le plus célèbre rescapé d’Auschwitz.

 « Nous sommes des témoins et nous en portons le poids. »

Lettre, en français, à Jean Samuel – avril 1946

« J’ai survécu, j’ai témoigné. »

Primo Levi naît à Turin, en juillet 1919, dans une famille de Juifs piémontais originaires d’Espagne. Sa belle maison natale sera celle où il vivra, de son retour des camps à sa mort brutale le 11 avril 1987. Il fait ses études dans le lycée d’Azegli, plus enclin aux matières scientifiques qu’aux cours de lettres. Il s’adonne aux sports de montagne et, malgré les lois raciales instituées sous Mussolini, entre à l’université : il soutient brillamment sa thèse de chimie en 1941. À peine entré dans la vie professionnelle, il gagne le Val d’Aoste pour rejoindre des résistants. Dénoncé, puis arrêté le 13 décembre 1943, il est interné près de Modène, au centre de l’Italie. En février 1944, il est envoyé à Auschwitz. Il sera parmi les 7 500 Juifs italiens déportés et l’un des 88 qui revirent leur patrie.

Survie à Auschwitz

« J’ai eu la chance de n’être déporté à Auschwitz qu’en 1944, alors que le gouvernement allemand, en raison de la pénurie croissante de main-d’œuvre, avait déjà décidé d’allonger la moyenne de vie des prisonniers à éliminer… ». Ce sont les premières lignes de son livre fondamental Si c’est un homme, celui qu’il avait déjà « écrit, sinon en acte, du moins en intention et en pensée dès l’époque du Lager ». Il lui faudra encore deux chances pour passer de l’immense cohorte des naufragés au groupe squelettique des rescapés : celle d’avoir pu, comme chimiste, travailler dans l’usine de la Buna et plus encore peut-être, celle d’avoir eu la scarlatine au moment où, devant l’avancée russe, les SS quittent le camp avec 58 000 prisonniers − dont bien peu survivront − laissant sur place les plus malades. C’était le 27 janvier 1945. Huit mois et 23 jours plus tard, au terme d’une fabuleuse errance dans l’Europe de l’Est qu’il a narrée dans La Trêve, Primo Levi débarque à Turin où il retrouve sa famille épargnée.

Colloque des 100 ans de la naissance de Primo Levi, en novembre 2019.

 Une volonté de témoignage

Et la vie, non sans peine, reprend. Primo Levi trouve un emploi de chimiste, devient directeur d’une entreprise de peinture. Il se marie, a deux enfants et de nombreux amis. Il parle, raconte sans cesse ce qu’il a vu, au nom de toutes celles et ceux qui ne peuvent plus parler et qui sont allés seuls au bout de l’horreur. Très vite, en désordre, il écrit comme il l’avait pensé au camp, car le « besoin de raconter aux autres, de faire participer les autres, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ». Cependant, dans le climat politique et littéraire de l’après-guerre, les grands éditeurs se dérobent. Se questo é un UomoSi c’est un homme − ne paraîtra qu’en 1947 chez un petit éditeur, De Silva, en 2 000 exemplaires. La Trêve, publiée en avril 1963, aura tout de suite plus de succès.

Son activité professionnelle et sa vie familiale lui laissent peu de temps pour l’écriture. Néanmoins, peu à peu, son œuvre commence à être reconnue, traduite, portée au théâtre. Primo Levi va la poursuivre et l’élargir. Successivement paraissent : Le Système périodique (1975), qui trace le portrait de ses ancêtres et de la communauté juive du Piémont, La Clef à molette (1978), tête-à-tête entre un monteur de constructions métalliques et un chimiste, Lilith (1978), qui rend hommage à son bienfaiteur Lorenzo Perrone, et Maintenant ou Jamais (1982), histoire terrible d’un groupe de partisans juifs dans la Pologne occupée. Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi reprend les thèmes essentiels de toute son analyse des camps d’extermination. D’autres livres suivront, une douzaine au total, œuvres de fiction, poèmes, qui n’ont pas été encore tous traduits en français.

Ayant pris sa retraite, Primo Levi satisfait − partiellement − sa passion de l’étude. « Son appétit de culture était insatiable et toujours sur la brèche. Cela allait de la littérature − en quatre ou cinq langues différentes − à la science en passant par l’histoire, moderne et ancienne, la culture juive, la philologie. » Sa notoriété lui imposait une multitude d’obligations qu’il s’efforçait de sélectionner et qui parfois lui interdisaient de faire ce qu’il désirait le plus. Ainsi se vérifiait son avertissement : « que nous le voulions ou non, nous sommes des témoins et nous en portons le poids » (Lettre en français à Jean Samuel, avril 1946). Ce poids, Primo Levi l’a porté jusqu’au bout, ne cessant de rappeler « ce qui fut », répondant aux mêmes questions sur les causes et les responsabilités avec la rigueur du chimiste. Jusqu’au bout, il a lutté contre les remontées du fascisme, contre le négationnisme. Jusqu’à sa fin, il a fait face à ses obligations familiales et éditoriales, aux opérations, à la maladie. La veille de sa mort (qui a eu lieu le 11 avril 1987 à Turin), il débat avec Ferdinando Camon de l’éventuelle publication de son grand livre Les Naufragés et les Rescapés chez Gallimard. Il écrit une dernière Histoire Naturelle pour la Stampa et dit à une amie: « Tu penses que je suis déprimé ? Je ne le pense pas. J’ai survécu, j’ai raconté, j’ai témoigné. »


Associations fondatrices

Plusieurs associations engagées dans le domaine de la santé et la défense des droits humains sont à l’origine de la création du Centre Primo Levi : la section française d’Amnesty International, Médecins du Monde, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France), Juristes sans frontières et Trêve, une association de professionnels dans le domaine des soins aux personnes victimes de la torture et de la violence politique.