Publié sur le site de RFI le 26 juin 2021
Ce 26 juin est la Journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture. Traumatisées, brisées et souvent exilées, celles-ci trouvent parfois de l’aide auprès d’associations qui s’engagent à leur apprendre à vivre avec leur douleur, grâce à la médecine, l’écoute et la bienveillance.
« Les huit premiers jours, c’était de la torture psychologique. » Près de six ans ont passé depuis sa libération mais pour le défenseur des droits de l’homme azerbaïdjanais, Arif Yunus, la douleur est encore vive. Lentement, encouragé par le regard bienveillant de sa femme, Leyla, il raconte l’horreur subie dans « une prison secrète du ministère de la Sécurité nationale » d’Azerbaïdjan. « J’étais seul dans une cellule minuscule, sans nouvelles de ma famille, sans contact avec le personnel, avec la lumière allumée de jour comme de nuit », souffle-t-il avec difficulté, avant que Leyla ne poursuivre pour lui, une main posée sur le bras de son mari : « Puis, les violences physiques ont commencé. »
Coups, noyade, asphyxie, le calvaire décrit par Arif aurait duré près de deux mois. Leyla Yunus, elle, était dans une prison plus « officielle », ce qui ne l’a pas empêchée d’être « terrorisée » et « persécutée » par le personnel.
La douleur liée au souvenir
Arif et Leyla Yunus sont tous deux historiens et défenseurs des droits de l’homme. En décembre 2015, après seize mois passés dans les geôles azerbaïdjanaises, ils ont été libérés, grâce à la mobilisation de leur fille, au soutien de la communauté internationale et en raison, aussi, de leur état de santé. « La seule chose qui nous faisait tenir, c’était la lutte. Moi j’écrivais un livre sur des cahiers, Arif l’écrivait dans sa tête. Nous nous sommes mis au travail dès le jour de notre sortie de prison », raconte Leyla Yunus, qui avait été décorée de la Légion d’honneur en 2013. En Azerbaïdjan, impossible pour eux de trouver un médecin qui accepte de soigner Arif, les menaces persistent et leur Institut pour la paix et la démocratie continue de subir des attaques.
Il ne leur restait plus qu’une solution : l’exil aux Pays-Bas, pour rejoindre leur fille. Les deux premières années, Arif consulte un médecin toutes les semaines, pour trouver des solutions aux séquelles physiques de son passage en prison, qui lui font régulièrement perdre conscience. Un jour, une connexion est faite. « Un médecin m’a dit [que] lorsque je parlais de ce qui s’était passé en prison, je me “souvenais”, et que ce n’était pas bon pour ma santé. » Aujourd’hui, il a subi trois opérations neurochirurgicales et cinq médicaments quotidiens l’aident à soulager ses douleurs physiques. Mais pour ses traumatismes psychologiques, c’est une autre histoire. « Ici, les médecins ne parlent pas notre langue. » Le cas d’Arif n’est pas isolé ; or, tous les pays ne disposent pas de structures adaptées à un tel accompagnement.
Apprendre à accepter l’inacceptable
En France, des associations ont fait de l’aide aux victimes de tortures leur cheval de bataille. Une prise en charge qui a évolué avec les années et la multiplication des difficultés migratoires. « Avant, les gens pouvaient quitter leur pays et être sûrs d’arriver en Europe assez rapidement. Aujourd’hui ça prend des mois, des années à leurs risques et périls. Ils quittent leur pays parce que c’est risqué pour eux mais c’est la traversée qui devient la cause d’un trauma. » Armando Cote est psychologue clinicien et psychanalyste. Il travaille, depuis 2005, au centre Primo Levi, à Paris, une association dédiée au soin des victimes de la torture et de la violence politique qui se sont réfugiées en France. Depuis des années, il s’occupe de patientes et de patients traumatisés, souvent inscrits par une personne de leur entourage.
« Quand on a un choc traumatique, une part de nous essaie d’oublier l’affaire, mais l’inconscient essaie de vous la rappeler. Le cauchemar est le symptôme le plus commun des victimes de torture ou de violence », détaille le psychologue. Le but pour les accompagnants, c’est que ces victimes atteignent une certaine forme de stabilité dans trois champs différents : social, juridique et celui de la santé (physique et psychique).
Et chaque champ à sa propre temporalité. Pluridisciplinaire, le centre Primo Levi emploie médecins, psychologues, juristes, kinésithérapeutes ou encore une assistante sociale. « Il y a toujours une douleur physique, le traumatisme rentre par le corps », explique Armando Cote. Les victimes y sont entièrement prises en charges, selon leurs besoins, et le travail de chacun est complémentaire. « J’ai une patiente, une femme tchétchène de 60 ans. Elle ne m’a jamais parlé de la torture, mais elle a montré ses marques à ma collègue médecin. Elle, ce qu’elle ne supporte pas, c’est d’avoir perdu son fils. » Pour l’aider et apaiser ce qu’il appelle sa « douleur d’exister », Armando Cote l’écoute.
Soigner le traumatisme par le soin du corps
À moins d’un kilomètre de là se trouve l’association Parcours d’exil, qui propose un soin davantage « psychocorporel » aux victimes de torture. Ce sont les médecins qui décident si oui ou non, le patient nécessitera un soutien des psychologues et des ostéopathes. Les opposants politiques traumatisés représentent par exemple plus de la moitié de la patientèle de l’association, qui s’occupe de plus de 500 personnes par an. Contrairement à l’association Primo Levi, la structure ne fait pas appel à des interprètes. Et pour la directrice médicale, Clémence Chamoin, il est possible, dans certain cas, de « guérir » d’un traumatisme en lien avec la torture, grâce à certaines thérapies. « On peut parler de guérison lorsque le cerveau range l’événement traumatique dans la mémoire habituelle, qu’il la déconnecte des émotions. »
« Dans l’état de stress post-traumatique, il y a trois grands symptômes, poursuit Clémence Chamoin : le syndrome de répétition, c’est-à-dire l’impression de revivre l’événement, le syndrome d’hyper-vigilance, l’attention permanente au danger et le syndrome d’évitement, quand on évite la répétition pour ne pas que la peur revienne. ». Mon premier but va être que les deux premiers disparaissent. Mais on peut aller plus loin avec une toute petite partie des patients, qui ont un sentiment de confiance important. » Lorsqu’elle ouvre de nouveaux rendez-vous, l’association croule sous les demandes. Clémence Chamoin s’en souvient : il y a peu, les patients passaient la nuit devant pour être sûrs d’être les premiers. Puis, en mai dernier, lorsque de nouvelles places se sont libérées, c’est l’opérateur Orange qui les a appelés, pour les informer d’un problème sur leur ligne. Ils avaient enregistré plus de 3 500 appels en une demi-heure.
Un manque de « volonté politique »
Combien sont-ils dans le monde à nécessiter de tels soins ? En 2016, l’ONG Amnesty International recensait des victimes dans les trois quarts des pays du monde (140 sur 195). Aujourd’hui, s’il est difficile d’avoir des chiffres clairs sur la torture, selon le dernier rapport de l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France), le phénomène reste très étendu. Certes, il y a de plus en plus d’Institutions nationales de prévention : elles sont présentes dans 70 États, dans la plupart des régions du monde. Mais cela ne suffit pas, pour Nils Melzer, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture : le manque de « volonté politique » empêche souvent la véritable application de ces mesures de suivi.
De leur côté, et dans l’attente de sanctions internationales contre leur pays d’origine, Arif et Leyla Yunus alimentent leur site internet avec des informations leur parvenant d’Azerbaïdjan, et continuent à soutenir les prisonniers politiques qui ont pris leur place en prison. Tous les deux dans la soixantaine, ils l’avouent : ils n’ont pas cherché très longtemps de soutien psychologique. Depuis le premier jour de leur libération, ils font face à leurs douleurs, et combattent le mal du pays, grâce à leur propre thérapie : « Nous nous battons pour la démocratie. Aujourd’hui, c’est notre combat qui nous aide le plus et nous continuerons tant qu’on le pourra. »