« Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »
Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974.
C’est sans doute parce que la pratique de l’écriture situe, dépose, délimite et circonscrit que l’on trouve tant d’écrits chez celles et ceux qui ont à faire à l’expérience traumatique, c’est-à-dire à un événement qui ne parvient pas à s’inscrire et résiste à toute tentative de nomination. Échappant au champ de la compréhension et de la narration, le traumatisme est en rupture avec tout ce qu’a vécu le sujet et laisse une empreinte qui ne s’intègre pas à son histoire. Vécu comme un « corps étranger interne » selon les termes freudiens, il peine à être traité car n’a pas la structure d’un récit. Sans bords ni point final, il fait inlassablement retour sous différentes formes de reviviscences intrusives et déborde la scène psychique. Le traumatisme mettant en échec toutes les catégories qui ordonnent le quotidien d’un sujet, une des fonctions possibles des pratiques d’écriture est celle de « mettre un terme » – à entendre ici, tel que le suggère Perec dans W ou le Souvenir d’enfance, comme « tracer les limites » et « donner un nom » à ce qui n’en a pas.
Notons que l’entrée dans l’écriture est avant tout un travail de séparation. D’abord hasardeuses puis de plus en plus intentionnelles, les premières traces de l’enfant deviennent des figurations au fur et à mesure que l’entourage les désigne et les met en sens. Écrire, c’est passer de l’éprouvé corporel du mouvement, du geste, à la symbolisation. En effet, la lettre, contrairement au dessin, ne renvoie à nulle autre chose qu’à ce qu’elle signifie dans l’ordre du langage. Écrire suppose ainsi d’intégrer la loi du langage, entraînant par cette opération la perte de l’objet réel, que le mot ne recouvre jamais entièrement. Du plaisir sensoriel et moteur des premières traces, gribouillis et ratures, il y a donc un cheminement vers la représentation, qui s’acquiert sous fond d’absence.
C’est pourquoi, si la pratique de l’écriture échoue à traiter le traumatisme ou à en vider sa substance radioactive, elle peut néanmoins contribuer à tracer ses contours et à limiter sa propagation. « Sombre dentelle qui retient l’infini », selon Mallarmé, l’écriture a cette double fonction de voiler l’obscénité muette dans laquelle le traumatisme plonge le sujet et de transformer la béance en matière partageable qui se donne désormais à lire et à entendre. C’est pourquoi Freud concédait aux écrivains un savoir-faire particulier avec l’inconscient, et la possibilité, par la création littéraire, dont la matière est le souvenir infantile et son traitement, d’assouvir une satisfaction pulsionnelle1. En d’autres termes, écrire « sur » le traumatisme a ici le pouvoir de recouvrir le réel qui a fait déchirure en retissant le voile du fantasme, réintroduisant, comme le suggère Perec, un « jeu » : « Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sais pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert2.
Encore faut-il consentir à jouer à ce jeu qui, en tant qu’expérience de séparation, entame nécessairement le sujet. C’est justement ce qu’explique cette femme suivie au Centre Primo Levi de longue date, pour qui chaque séance est une recherche interminable et impossible du « mot juste », celui qui parviendra à désigner les tortures vécues en prison, et donc à les arrêter. Elle combat les persécutions que subit sa communauté en se faisant le scribe de ses camarades de lutte. À distance, elle les aide à trouver les mots, témoigner par écrit de leurs parcours et des violences subies. Mais, s’agissant de son rapport personnel à l’écriture, l’idée d’écrire son histoire lui est insupportable. Elle refuse de la voir traduite en des mots « intelligibles », « banals », « partageables par tous ». Cette « histoire ne peut pas s’écrire », explique-t-elle, faisant l’expérience de l’inexorable « disproportion entre l’expérience vécue et le récit qu’il est possible d’en faire3 »
Il serait absurde de présumer d’un bienfait a priori de la pratique de l’écriture, encore plus d’en faire la prescription systématique. Celle-ci peut avoir, ou non, ce que Lacan appelle des « effets d’écriture4 », c’est à dire le pouvoir d’enserrer le réel, ce reste insaisissable qui, dans la parole, toujours se dérobe. En d’autres termes, on ne peut écrire qu’« autour » du traumatisme : par sa fonction de coupure, quelque chose tombe et se dépose, et le sujet peut en ressentir des effets de soulagement. La lettre, en faisant « littoral » entre le savoir et le réel, donne à la pratique de l’écriture une fonction de traitement de la jouissance. C’est pourquoi Duras parle de l’écriture comme d’une épreuve éminemment corporelle : « On ne peut pas écrire sans la force du corps. Il faut être plus fort que soi pour aborder l’écriture, il faut être plus fort que ce qu’on écrit. Ce n’est pas seulement l’écriture, l’écrit, c’est les cris des bêtes de la nuit, ceux de tous, ceux de vous et de moi, ceux des chiens5. »
Celles et ceux dont le corps a été torturé, réduit à un tas de chair suppliciée, objet de la pure jouissance de l’autre, souffrent d’un télescopage douloureux : il n’y a plus d’écart, ils sont devenus totalement ce corps qui souffre et jouit malgré lui dans un circuit fermé, qui n’admet plus d’appel à un tiers. Si tous les écrits n’ont pas toujours des « effets d’écriture », il est néanmoins des pratiques d’écriture qui maintiennent des sujets vivants en les réinscrivant dans le circuit d’un appel. Primo Levi témoignait de son besoin d’écrire partout, tout le temps, tout comme du passage salvateur d’objet que l’on extermine à sujet qui peut observer, analyser et témoigner par l’écriture.
« Ce week-end j’étais seule, je n’avais personne à qui parler. Je voulais crier, j’ai commencé à écrire. Écrire en imaginant que quelqu’un allait me lire, m’entendre, peut-être me comprendre. En imaginant que mes paroles allaient apaiser quelqu’un qui aurait vécu la même violence, que mes mots allaient arriver jusqu’à quelqu’un », explique en séance une jeune femme suivie au Centre. Écrire vise ici la constitution, la restauration pourrait-on dire, d’un « quelqu’un ». L’écriture combat l’esseulement et construit une solitude habitable, cette disposition psychique qui selon Hannah Arendt implique que, « bien que seul, je sois avec quelqu’un6 ». Écrire donc, pour faire surgir un autre à qui s’adresser quand les violences politiques, qui se rejouent inlassablement dans l’exil, ont éjecté le sujet du « commun » et l’ont laissé, lui, « tout autre ».
Pour cette femme qui pensait « ne rien avoir à dire », les écrits deviennent matière à tisser le lien transférentiel et à relancer la parole. C’est aussi ce que dit un autre patient qui participe chaque semaine aux ateliers d’écriture animés à la Maison de la Poésie : « En ce moment je réapprends à m’exprimer devant d’autres, à parler tout simplement. C’est pourtant ce que je faisais avant. J’étais commerçant et, en tant que militant, je discutais, je motivais les jeunes à se battre pour leurs droits. Mais la violence a tout emporté. En ce moment, on écrit des dialogues. J’écris, je parle, on me répond. Je suis en train de tout réapprendre. »
Par les différents recours à l’écriture dont témoignent plusieurs patients du Centre Primo Levi, apparaît la question de la trace, en tant que rappel, vestige de ce qu’une personne laisse à l’endroit où elle est passée, trace-mémoire qui témoigne qu’il y a du vivant qui résiste et n’a pas été éradiqué. Exercice on ne peut plus déterminant pour celles et ceux qu’on a voulu effacer ou réduire à un état de corps sans voix, sans parole, sans appel possible.
Écrire pour restaurer un lieu d’adresse, un « quelqu’un » qui fait surgir un « quelque part ». Depuis ce « quelque part » retrouvé s’ouvre la possibilité d’habiter. Qu’est-ce donc qu’« habiter » si ce n’est justement laisser des traces de son séjour quelque part, comme nous l’enseigne la profusion de tags, graffitis, écritures et dessins sur les murs des lieux d’accueil et d’hébergement des personnes exilées7. Par l’inscription d’affiliations sociales, culturelles, politiques, l’interpellation d’un lecteur potentiel, les pratiques d’écriture attestent d’une présence vivante et contribuent à resubjectiver les lieux d’attente, de passage, même les plus hostiles et inhospitaliers. Là où le dés-accueil d’État voudrait empêcher que des sujets habitent encore, les maintenant dans des marges sourdes et invisibilisées, l’écriture participe, encore et toujours, de la résistance.
Lucia Bley, psychologue clinicienne et psychanalyste
(1) Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
(2) Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974.
(3) Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1978.
(4) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006.
(5) Marguerite Duras, Écrire, Paris, Gallimard, 1995.
(6) Hannah Arendt, Responsabilité et Jugement, Paris, Payot, 2005.
(7) Alexandra Galitzine-Loumpet, Lingua (non) grata. Langues, violences et résistances dans les espaces de la migration, Paris, Presses de l’INALCO, 2022, p. 331-355.