Article issu du rapport annuel 2021.
Du grec « kínêsis » : le mouvement, la kinésithérapie pratiquée au Centre Primo Levi a pour but de remettre en mouvement un corps meurtri, de permettre une réappropriation du corps par le toucher en le défaisant de ses douleurs. C’est le rôle d’Hélène Desforges, kinésithérapeute au Centre Primo Levi depuis juin 2021, qui revient ici sur l’importance de la kinésithérapie dans la relation du corps aux actes de torture vécus.
Être kinésithérapeute au Centre Primo Levi, à quoi cela correspond-il ? Comment travaillez-vous ?
Hélène Desforges : J’écoute comment le toucher peut relancer le corps parlant. C’est cette articulation qui m’intéresse : retrouver l’harmonie ou la cohérence avec son corps, au rythme de chacun. Ce n’est pas de la rééducation : faire des exercices, même si cela soulage, n’a pas de sens tant qu’une personne ne peut pas respirer convenablement, sentir ses os, supporter le toucher. J’essaie aussi de ne recevoir que des patients qui n’auraient pas pu être soignés à l’extérieur, dont les douleurs, spécifiques à la torture, les ont rendus intouchables. Il faut revenir à la « préhistoire du toucher » qui se situe avant même le travail de kinésithérapie, rétablir le rapport au corps.
Observez-vous une symptomatologie partagée par plusieurs patients ?
HD : On peut évoquer les lombalgies (douleurs au bas du dos), ainsi que les maux de tête. Les hommes, surtout, se plaignent de douleurs très irradiantes sur un hémicorps (moitié du corps). Cela est lié à leur histoire, au type de torture subie et à l’endroit particulièrement touché. Je ne pense pas pouvoir parler d’une symptomatologie globale, davantage d’actes spécifiques dans la torture, créant une difficulté d’accès au corps.
Comment parvenez-vous à contourner ce rejet d’être touché à nouveau dans son corps ?
HD : J’observe en effet cette contradiction entre le rejet, l’impossibilité d’accéder au corps, et une soif, une envie de le récupérer. Ces personnes veulent vivre, et nous ne pouvons pas vivre avec un corps intouchable. Plus le rejet est massif, plus il m’est nécessaire d’être précise et prévenante, d’expliquer ce que je touche et pourquoi, et de juger de la réaction. Je détermine également un cadre de travail précis, et tisse autour de ce cadre, sans m’en éloigner : demander aux patients de se mettre en sous-vêtements pour commencer à travailler ensemble permet progressivement de détacher l’acte de déshabillement d’une expérience traumatisante et de « remettre du tiers », même si cela peut prendre des mois avant de s’installer.
Avez-vous déjà pu observer une évolution chez vos patients dans leur rapport au corps ?
HD : Oui, j’ai par exemple une patiente qui était véritablement intouchable à la jambe droite. Nous avons dû passer par tout un panel de touchers kinésithérapeutiques avant que le toucher commence à s’appesantir. Il a fait surgir des larmes, des images, un dialogue est né, permettant ainsi de modifier la mémoire du corps, de lever des confusions. La peau est un voile, on ne travaille pas sur la peau, mais sur l’invisible, sur ce qu’il y a en-dessous, et peut-être que le toucher kinésithérapeutique a l’ambition de reconstituer ce voile pour les patients.