« L’interprétariat devrait être le premier de tous les droits »

Créée en 1970, ISM (Inter Service Migrants) Interprétariat est une des plus importantes et anciennes associations d’interprétariat en France et un des trois partenaires du Centre dans le champ de l’interprétariat. Nous avons interrogé Aziz Tabouri, son directeur, et Laura Morel, chargée du plaidoyer, sur la dimension fondamentale de l’interprétariat, insuffisamment présente dans les politiques publiques.

Quel est l’importance de l’interprétariat dans l’accueil et l’accompagnement des personnes exilées ?

Laura Morel : L’interprétariat devrait être le premier de tous les droits, car il conditionne l’accès à tous les autres.  Sans interprétariat, il n’y a pas d’accès au service public, pas d’accès aux droits, pas de compréhension commune entre professionnels et personnes migrantes, il n’y a pas d’information, pas de consentement. Il est essentiel que les personnes allophones puissent s’exprimer et que les professionnels puissent les comprendre et les accompagner. Nous recommandons un accès impératif à l’interprétariat, a fortiori sur les questions de santé mentale. Cet accès reste toutefois minoritaire, car le cadre juridique n’est pas contraignant, sauf dans la procédure de demande d’asile. Il existe certes des recommandations de la Haute autorité de santé (HAS)[1], ainsi qu’un article du Code de santé publique qui parle de l’importance du recours à l’interprétariat et de la médiation, mais il n’y a pas d’obligation. Cela dépend de la volonté politique et des capacités financières des responsables. Nous constatons un manque de sensibilisation des acteurs, que ce soient les professionnels ou au niveau institutionnel. Ils ne connaissent pas l’interprétariat de service public, n’ont pas forcément connaissance de structures comme la nôtre ou des missions des interprètes, de leur cadre d’intervention. Peu de structures s’interrogent sur le sens du métier d’interprète. Les présupposés sont nombreux : l’interprétariat alourdit le travail, cela fait rentrer une 3e personne et introduit un biais dans la relation patients/médecins, par exemple. Il y a aussi la question de la confidentialité et de la formation. L’obstacle financier est aussi réel, le financement est insuffisant. Souvent, la solution est de faire avec les moyens à disposition. Pourtant, il faut avoir en tête que, lorsqu’un médecin fait appel à un collègue ou à l’enfant du patient, cela soulève des enjeux de technicité, de confidentialité. L’interprète respecte la confidentialité, il est formé sur les sujets juridiques ou de santé.

L’interprétariat a été un des grands absents du projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » du ministère de l’Intérieur. Quelle est votre position ?

LM : Il existe depuis plusieurs années de nombreuses recommandations institutionnelles, comme celles du Défenseur des droits, et associatives, sur la nécessité d’assurer un service d’interprétariat. On observe de manière globale une méconnaissance de ce métier, certains vont opposer l’apprentissage du français et l’interprétariat, comme si le fait d’y recourir allait dissuader les migrants d’apprendre le français. Nous disons que les deux sont complémentaires, l’interprétariat est un levier vers l’apprentissage du français. Ce dernier est pour nous un objectif à atteindre et non un préalable. Par nos activités, nous avons une vision à 360° sur les étapes de l’accueil des étrangers allophones en France. Depuis des années, nous faisons part de nos observations aux pouvoirs publics, avec lesquels nous échangeons. Nous essayons de donner à nos actions un sens, une cohérence en rapport avec l’accueil, l’intégration et les valeurs de la République.

Aziz Tabouri : Il s’agit d’une orientation explicite de notre association. Elle est affirmée publiquement depuis septembre dernier, mais il s’agit d’un projet qui a mûri. Il provient d’un constat : il existe deux logiques contraires. D’abord, celle de l’évolution technologique qui permet l’accès à l’information et sa diffusion, qui peut être une grande facilitatrice pour l’être humain ; ensuite, une logique financière et comptable qui opère au détriment des missions de l’humain, du service public. Le social n’est pas forcément au cœur de certaines priorités. Il y a moins de budget et de plus en plus de mises en concurrence dans tous les domaines, qui privilégient les offres à bas prix. Nous nous sommes adaptés à cette logique de notre mieux, tout en maintenant la qualité de nos prestations et notre équilibre financier. La question des migrants interpelle les consciences, il n’est pas possible de dire : « ne venez pas ». Car le monde produit tant de bouleversements avec des conséquences humaines, humanitaires, sociales, économiques, environnementales, etc. En tant qu’association, où allons-nous ? Nous avons l’ambition de remettre l’humain, l’éthique et l’expertise au cœur de notre projet. Nous traitons 600 000 situations chaque année, nous pouvons dire et témoigner de ce qui va et ce qui ne va pas. Nous travaillons avec des mairies qui sont convaincues des besoins à satisfaire, avec des hôpitaux qui sont convaincus. Il faut sensibiliser à l’accueil de l’altérité dans les services publics. C’est un des objectifs de notre Observatoire lancé en 2022, qui est un espace d’observation, d’analyse, de diffusion de savoirs, autour des enjeux migratoires et de l’exil, de l’accueil et de l’accompagnement, de l’accès aux droits, de l’intégration et de l’interprétariat.


Chiffres

60 % de patients reçus au Centre Primo Levi avec interprète

35 langues assurées

45 vacations d’interprètes par semaine


Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles du rapport annuel ici

[1]  Interprétariat linguistique dans le domaine de la santé, HAS, 2017.