Être exilé en France : la fin du choix

Émilie Abed, psychologue clinicienne, et Hayate Bibaoui, assistante sociale, échangent sur la politique d’accueil gouvernementale et ses effets auprès des demandeurs d’asile.

Hayate Bibaoui : Lorsque les personnes exilées arrivent sur notre territoire, elles se présentent au guichet unique de leur département ou de leur région. Si elles relèvent de la procédure normale (première demande d’asile), cela leur ouvre des droits : les conditions matérielles d’accueil (CMA), une place en Centre d’accueil pour demandeur d’asile (CADA), une allocation pour demandeurs d’asile (ADA), la Couverture maladie universelle (CMU)… Mais, en pratique, les délais de traitement de l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) sont très longs, laissant la personne sans aucune ressource. Comment faire pour manger ? D’autant qu’il est très difficile d’obtenir un interlocuteur car l’OFII ne reçoit pas en face à face. Même en tant que professionnel, lorsque l’on cherche, par exemple, à régler un problème lié à l’ADA, nous n’y parvenons pas.

Émilie Abed : Il existe des conséquences psychologiques de cet accueil paradoxal. Il est d’abord très difficile de comprendre cette disjonction entre la réalité officielle de la politique d’accueil et la réalité effective. La politique d’accueil est théoriquement fondée sur le contrat social fondateur de nos sociétés c’est-à-dire sur des valeurs humanistes d’accès de tous aux droits fondamentaux. Les personnes qui migrent en France ont d’ailleurs cette croyance en un pays des droits de l’homme. Mais cette théorie idéale ne tient pas dans la réalité. Le système prétend assurer les droits des exilés pendant le traitement de leur demande et promet un salut coïncidant avec l’obtention du statut de réfugié, mais maintient dans un dénuement radical et une attente qui s’éternise. Pendant ce temps souvent très long, le sujet ne sait rien, il ne sait pas « à quelle sauce il va être mangé ». Il est à la fois inclus et exclu, abandonné à son sort, sans possibilité de sortir du système, car le fonctionnement de la machinerie juridique et administrative est illisible dans certains de ses aspects.

Et, les demandes d’asile étant souvent rejetées, il sera débouté, là encore sans bien en saisir les raisons, ce qui le condamnera à une vie située tout en bas de l’échelle de la hiérarchie humaine, exclu de l’accès au logement, de l’emploi…

Les personnes en demande d’asile se retrouvent ainsi dans des existences folles avec, au bout d’un moment, et faute de pouvoir se révolter, des effets d’abrasion de leur capacité à penser ou à se mobiliser. Ces situations produisent des angoisses très intenses, des vécus de déréalisation. Un patient me disait, toujours sans réponse plus d’un an après avoir déposé un recours à la CNDA : « ça fait tellement longtemps que j’attends que parfois je ne sais plus si ce que je vis est vrai ». Un autre faisait le lien entre cette attente de réponse et une situation vécue il y a quelques années. Alors souffrant, son médecin lui avait prescrit un test du VIH. Dans la salle d’attente du cabinet il se préparait au diagnostic. Voilà à quoi lui fait penser l’attente de cette réponse à sa demande d’asile : savoir s’il va être condamné à mort, car l’exclusion consécutive au refus d’un statut l’atteindrait jusqu’au plus profond de son corps, mettant à mal toutes ses « défenses immunitaires ».

HB : Par ailleurs, les places en CADA sont limitées. Il arrive que les personnes se retrouvent en appartement partagé, voire en chambre partagée, ce qui a des effets sur le besoin d’intimité. Comment vivre avec quelqu’un que tu ne connais pas et qui vient d’un pays où la culture est différente de la tienne ? Sachant que, si ces conditions d’hébergement sont refusées, les droits matériels d’accueil sont coupés.

EA : Les demandeurs d’asile n’ont pas de possibilité de contester. Toute l’agressivité légitime issue du fait d’être privé de pudeur, d’être privé d’un minimum de moyens pour assurer sa subsistance, doit être réprimée. Ils sont suspendus au bon vouloir d’une instance décisionnaire invisible, non identifiable, à laquelle ils ne peuvent pas s’adresser.

Mais ces situations de privation et d’existences suspendues placent aussi au quotidien ces sujets dans une aliénation à la demande, ce qui les met en difficulté dans le rapport à l’autre, car ils ne peuvent plus contribuer à la circulation du don, rendre d’une façon ou d’une autre ce qui leur est donné. Ce sont des vies concentrées sur le besoin, se nourrir, trouver un toit, or, la vie ce n’est pas que le vital, c’est aussi le vivant, c’est-à-dire la possibilité, pour l’être humain, de se transformer et de transformer le monde. Les demandeurs d’asile et ceux qui sont déboutés sont maintenus dans l’impossibilité d’accéder à certains espaces (notamment les espaces de culture et d’apprentissage), de se déplacer (faute de carte de transport et par peur des contrôles policiers), de travailler, de prendre soin de soi (de se vêtir, d’aller chez le coiffeur…). Ce sont des vies closes sur elles-mêmes, focalisées sur une lutte pour rester vivant. Ce dénuement peut amener des éprouvés de honte et d’indignité.

Dans ces vies où tous les accès sont bouchés, réduites aux besoins du corps, les désordres corporels sont fréquents. Le corps parait lourd, pesant, lorsqu’il est notre seule possession, et il se désorganise quand il ne peut pas être pris dans une dimension désirante.  Pour fonctionner, le corps humain doit s’abstraire de son fonctionnement le plus « cru ». Il doit être pris dans le langage, dans une métaphorisation de lui-même. Ce sont des existences qui, faute d’issue, finissent presque par imploser, par s’autodétruire.

HB : Le plus étonnant c’est qu’il n’y ait pas de professionnel de soin dans les CADA, alors que c’est important que les demandeurs d’asile puissent y accéder. Voir un médecin devrait être systématiquement intégré dans l’accueil, au moment où la personne se présente au guichet unique.

Autre dérive, j’ai travaillé auparavant au sein d’une plateforme d’accueil pour demandeur d’asile (PADA) où j’ai été témoin de paroles, envers les demandeurs d’asile, qui ne sont pas toujours bienveillantes. D’une manière générale, le personnel ne cherche pas à se faire comprendre ou à transmettre une information adaptée. Comme si être étranger ne donnait pas droit à être considéré. Il peut arriver que les personnes ne comprennent absolument pas ce qu’elles signent. Pourtant, nous étions le premier accueil. À mon sens, il s’agit d’un devoir de bien les accueillir, d’échanger dans leur langue maternelle et de prendre correctement les informations qu’ils nous présentent. Ce sont les agents de la PADA qui enregistrent les états civils. Le premier état civil, souvent ! Or, je voyais certains collègues mal orthographier les noms et prénoms, alors que c’est cette identité qui va les suivre toute leur vie : quand ils vont aller à l’OFPRA, quand ils vont obtenir le statut de réfugié… et, si, un jour, ils souhaitent faire une réunification familiale, par exemple, ils peuvent se retrouver bloqués parce que la date de naissance ou le nom sont erronés.

EA : Le personnel administratif et d’accueil peut être pris, sans que ce soit conscient, dans des représentations et des discours qui traversent notre société, et dont on peut légitimement se demander si certains ne sont pas les reliquats de l’héritage colonial ou d’un racisme structurel larvé. Je pense à cette patiente, qui, demandant à pouvoir accéder à internet, s’est vu répondre : « Mais enfin arrêtez de demander tout le temps, vous n’êtes pas une petite fille !», ou à une autre, qui, faisant des efforts pour, malgré tout, rester digne : « Vous vous conduisez bien ! On ne dirait pas que vous êtes sans-papiers ». C’est à se demander si les maintenir dans un état de dépendance ne permet pas de continuer à stigmatiser les étrangers comme de « grands enfants », potentiellement à même de retourner à un état « primitif ». 

Je pense aussi à ces mères suspectées de mal éduquer leurs enfants, de les laisser se débrouiller, ou appréhendées quand elles font appel à des hommes extérieurs à la famille pour les aider à s’occuper des enfants, hommes que les travailleurs sociaux ne considèrent pas comme des figures paternelles légitimes…

HB : D’une manière générale, bien que ce ne soit pas énoncé comme tel, la politique actuelle cherche à ce que les demandeurs d’asile ne se fixent pas durant toute la période de leur procédure. Ils vivent constamment avec une menace qui plane sur eux, au cas où ils n’accepteraient pas l’hébergement proposé, la ville proposée, etc. Cependant, l’obtention du statut de réfugié n’est pas non plus une garantie. Parfois, même, c’est pire parce qu’ils peuvent se retrouver à la rue, alors qu’ils sont en situation régulière. Les Centres d’hébergement de réinsertion sociale (CHRS) offrent des ouvertures, mais les accès à ce type de structure restent rares.

EA : Ces politiques discriminatoires sont latentes, on ne sait jamais avec certitude ce qui se passe, mais elles sont bien réelles et elles placent les personnes accueillies face à des écueils difficiles à contourner pour ceux qui sont en place de les aider. Comment, dans ces conditions, ne pas céder au monde tel qu’il va ? Comment laisser l’histoire ouverte, maintenir des brèches pour le désir ? C’est notre tâche de maintenir, coûte que coûte, l’histoire non close, de recréer une marge d’indétermination, une possibilité toujours ouverte de choix.