Accueillir, pour quoi faire ?

Dans la pratique du Centre Primo Levi, ce mot revêt un double intérêt : accueillir des personnes étrangères en France, et les accueillir dans notre centre de soins. Cela pose plusieurs questions : a-t-on besoin d’accueillir pour soigner ? Peut-on soigner sans accueillir ? Quels sont les effets de la politique d’accueil des étrangers sur les patients que nous recevons, mais aussi sur notre institution ?

Qu’est-ce qu’accueillir au Centre Primo Levi ?

Dimitra Kolonia : Au Centre Primo Levi, l’accueil a deux dimensions : l’entretien d’accueil, qui est un préalable pour les soins, mais aussi l’accueil dans son quotidien et tout au long des soins. Ces deux dimensions ont des finalités et des temporalités différentes.

Je dirais qu’accueillir ici, c’est la possibilité d’une offre de temps et d’espace, dans laquelle un sujet peut s’inscrire, ou pas, dans le but, avant tout, de se soigner. Une offre de temps, en prenant le temps qu’il faut, ce qui n’est pas celui d’un protocole. C’est un temps logique, plus que chronologique. Un temps qui respecte le rythme singulier de chaque sujet pour se soigner.

Dans ce sens, l’accueil ouvre à la singularité et la vise. Il essaye de respecter la particularité et la temporalité de chaque sujet. C’est l’offre d’une parole qui n’est pas injonction.

Déborah Caetano : La fonction de l’accueil a été pensée comme partie intégrante de la prise en charge des patients. Ainsi, toute personne se présentant au Centre pour un suivi psychologique ou médical doit obligatoirement passer par un premier entretien d’accueil.

Accueillir l’autre est une rencontre : premier contact avec le lieu, premier regard, premier sourire et première parole avec l’accueillante et les professionnels. L’accueil ne s’improvise pas, ce n’est pas une simple disposition d’esprit, mais un acte professionnel complexe et déterminant pour la suite de la relation à l’autre. Je me rappelle la fois où, en sortant d’un entretien, une dame soupire de soulagement, me sourit à travers ses larmes et me remercie de lui avoir accordé du temps et de l’avoir écoutée : « Merci, vous m’avez regardée comme si j’étais une personne. » C’est dire à quel point certains peuvent se sentir déshumanisés ! Les accueillantes donnent la première impression du lieu à la personne qui s’installera physiquement et psychiquement dans celui-ci en tant que patiente.

Il s’agit, dès son arrivée, de la considérer, elle, ainsi que sa demande. Cela rend possible l’émergence d’un lien de confiance. Je reçois dans un bureau fermé, à l’abri des regards et de l’écoute des autres, afin de favoriser la confidentialité. Je suis dans une posture de non-jugement, de non-infantilisation, du respect de la parole, de la temporalité et de la singularité de chacun. La bonne distance face à ce qui est entendu est aussi à trouver.

Je reçois seule, ou avec un interprète professionnel si nécessaire. Si possible, je propose à la personne qu’elle choisisse un interprète de même sexe que le sien ou de sexe opposé. Il s’agit de son espace, pour qu’elle se sente libre de parler. Il est nécessaire de s’adapter continuellement à la singularité de la personne que j’ai en face de moi. En entretien, en plus de comprendre la demande de mon interlocuteur et de la compléter avec lui, il sera nécessaire de contenir, stopper l’émotion, maintenir ou replacer le cadre au vu de l’histoire de la personne. Te retrouves-tu dans cette manière d’accueillir un nouveau patient, alors que tu dois commencer la thérapie ?

DK : Il me semble que, dans une pratique orientée par la psychanalyse, l’offre du soin peut aller au-delà d’un accueil de parole. La parole dans une cure a un statut particulier de par ce qui est visé. Nous tentons d’ouvrir un nouvel espace à la parole en faisant apparaître l’écart entre ce que le sujet pense dire et ce qu’il dit. Plus qu’un accueil, je parlerais plutôt d’un temps qui a pour fonction de préparer l’entrée dans la cure et que nous appelons « entretiens préliminaires ».


Comment se singularise cet accueil ? Auriez-vous un exemple ?

DC : Habituellement, l’accueil d’un nouveau patient se passe en amont par le biais d’une institution qui entre au préalable en contact avec moi. Cela me permet de me préparer à recevoir la personne dans des bonnes conditions, dans un espace fermé propice à la parole.

Cependant, il se peut que cela ne se passe pas ainsi. Par exemple, un homme se présente de manière spontanée et s’annonce à l’accueil : « Bonjour, j’ai quitté mon pays parce qu’il y avait des problèmes, je suis demandeur d’asile, je ne vais pas bien, j’ai des problèmes avec ma tête, je ne dors pas, je pense tout le temps, j’ai la tête qui chauffe, je viens parce qu’on m’a dit qu’ici on allait m’aider…. Vraiment aidez-moi, je souffre, c’est urgent. » Au centre, l’accueil est un lieu ouvert sur la salle d’attente, il n’y a pas de confidentialité. Ne pouvant pas le laisser repartir ainsi sans réponse, je prends quelques minutes dans un bureau, seule avec lui, pour ​l’écouter et ​comprendre qui l’a orienté ici. Il s’assoit, semble épuisé, a les larmes aux yeux. Monsieur a été ​«​ ballotté ​»​ d’une institution à une autre, il est hagard. Il est dans une urgence ​massive : médicale, sociale, juridique. Il est à la rue et semble totalement perdu.

Mon rôle d’accueillante est​ ​de ​l’informer de notre mandat et de notre modalité de prise en charge, afin de m’assurer qu’il s’y « reconnaît ». Avant qu’il ne déroule toute son histoire​ ou ne s’épanche, même s’il le souhaiterait, je l’interromps une fois que j’en sais assez pour m’en assurer. Je peux déjà lui signifier que je le recevrai pour un entretien d’accueil.​​ Il est important de lui signifier que j’ai accueilli et pris sa parole en considération, toutefois, le rendez-vous d’accueil sera le temps et le lieu pour se parler pleinement. Pour l’heure, je le rassure, il aura toute sa place au sein du centre de soins. Je lui donne des adresses de lieux où se restaurer, se laver, où voir un médecin, ainsi que la feuille de demande de prise en charge à renseigner seul ou avec l’aide d’un travailleur social dans un des centres d’accueil de jour dont je lui ai donné les coordonnées. Il est soulagé​ et​​ repart plus détendu qu’à l’arrivée, du fait d’avoir été écouté.​ Au regard de notre capacité d’accueil liée à notre file active, je le recevrai 2 mois plus tard pour un premier entretien.


Ce qui veut dire que toute personne ayant été victime de violences politiques peut avoir sa place au centre de soins ?

DC : Le parti pris est de prendre en charge les victimes et non ceux qui ont été bourreaux.

DK : Le fait de ne pas être sectorisé permet une continuité et une permanence dans les soins et l’accompagnement. Cette permanence « fait adresse » et permet une adresse. Difficile de ne pas penser l’importance de celle-ci chez les sujets que nous accueillons. Ceci est en contraste avec la politique actuelle qui produit de l’éparpillement dans le quotidien. Les changements constants fragmentent encore plus et se rajoutent à la série des ruptures déjà vécues. L’inscription dans la durée au sein d’une institution offre une réelle possibilité de restaurer quelque chose du lien social qui est délié, d’investir les personnes, les dispositifs, de se soigner, dans un temps propre à chaque sujet.

Peut-on vraiment parler d’un accueil ou de plusieurs accueils ?

DC : L’accueil est un tout et, une fois la personne devenue patiente, il se fait tout au long du suivi thérapeutique, médical, social, kiné, juridique.


Dans la salle d’attente, nous remarquons le changement, sur un plan physique, des patients qui se présentent à leur rendez-vous : les coiffures qui changent, un peu de maquillage, des lunettes, etc.

Nous connaissons tous les noms et prénoms des patients en cours de prise en charge, avons une anecdote sur chacun d’entre eux, qu’ils viennent parfois déposer à l’accueil. Nous temporisons leurs demandes, il n’y a pas de réponse automatique. Nous les accueillons, les écoutons, et ensuite nous avisons. C’est une manière de nous préserver de cette effusion de la demande, de l’angoisse qu’ils peuvent avoir, et du risque de nous trouver aussi pris par l’émotion, cela fait partie du soin.

Nous faisons avec leurs symptômes, manifestations du trauma (les oublis, les pertes, les moments d’absences, notamment) et avons aussi à cœur de ne pas reproduire ce qu’ils peuvent vivre ou ont vécu dans les institutions. Nous connaissons la politique de guichet, les attentes, le manque d’accès aux droits, les discriminations, que les patients subissent. Notre métier est de faire autrement, de tisser et nouer un lien à l’autre.

Tous les jours, nous observons les patients recréer à leur tour du lien. Par exemple, il peut arriver qu’un parent parte en consultation avec son « soignant » et laisse son enfant dormir dans la poussette, lire ou jouer dans la salle d’attente. Alors qu’il se trouve sous notre œil vigilent, nous pouvons observer qu’un patient parle avec cet enfant, joue avec lui, décide de lui lire une histoire ou encore l’aide à se servir un verre de lait. Nous voyons donc ce patient endosser un autre rôle, peut-être celui de protecteur qu’il n’a pas pu tenir auprès de ses propres enfants, lorsque les bourreaux ont fait effraction à son domicile au pays.

DK : Je penserais l’accueil comme une plaque tournante, entre les patients et les différents espaces pluridisciplinaires. Une manière, par exemple, de traiter les différentes demandes, entre un patient et les espaces où il est reçu dans l’institution. Du fait du choix que l’entretien d’accueil soit fait par un professionnel « non psy », cela ouvre à la pluridisciplinarité.

Je dirais que l’accueil, plus que renouvelé, est réactualisé à travers le transfert et la position du patient au sein de l’institution. Autrement dit, un sujet va passer par des mouvements psychiques différents au fur et à mesure de ses soins. Ceci a des répercussions dans sa manière de s’adresser à l’institution, dans ses demandes à l’autre, entraînant alors une réactualisation du positionnement institutionnel lui-même.


Cette parole peut-elle se déployer librement malgré les multiples empêchements liés à cette politique d’accueil ?

DC : Lorsque je reçois un patient, le fait de travailler avec une équipe pluridisciplinaire me permet de faire fi de l’extérieur et de me concentrer sur l’ici et maintenant : l’accueil de la première parole dont je suis dépositaire, l’écoute des récits traumatiques, les plaintes psychosomatiques, les conditions de précarité sociale et psychique, la situation juridique…

DK : Offrir la possibilité de l’association libre, c’est-à-dire d’une parole libre où tout ce qui se dit est important, sans que le patient ait besoin de le prouver, n’est une évidence pour aucun sujet. Mais pour celui qui a été souvent exposé, qui a fui un Autre tout-puissant, offrir cette possibilité d’une parole libre devient particulièrement sensible. S’être confronté à un Autre qui n’est pas soumis à une loi commune, mais, au contraire, qui fait la loi, qui est la loi ; un Autre qui se donne le droit de vie ou de mort sur les sujets – des sujets qui ont vécu sous une injonction de la parole, une parole qui fait taire, une parole qui doit prouver, par exemple à l’administration, se permettre de la prendre librement nécessite souvent beaucoup de temps.

À cela s’ajoute une difficulté supplémentaire, alimentée par la politique menée. Démultiplier les ruptures, la précarité, l’état d’urgence dans le quotidien et dans la durée rend difficile pour un sujet, de se penser comme tel pour un autre. Ceci a des effets de déliaison, de déshumanisation. Ces diverses violences d’ici et là-bas atteignent leur dignité, fragilisent le lien social déjà fragilisé.

Accueillir un sujet, réellement, lui permet de retrouver quelque chose de sa dignité. Cela l’humanise et permet plus facilement le soin. La politique actuelle, par la fragmentation, favorise et maintient la déliaison déjà produite par les effets des violences vécues. La précarité assigne les sujets à une place où il n’est question que de besoin. Or, dans ces conditions, il devient plus difficile, il me semble, pour un sujet de se présenter comme sujet de la parole et de la demande. Je crois, qu’être assigné dans un état permanent de besoin fragilise la possibilité de la demande, et donc du soin. Car être assigné à une place de besoin rend plus difficile de transformer cette plainte du besoin en demande, puis en question adressée dans l’espace thérapeutique.

Et proposer un accueil à contre-courant des politiques publiques n’engendre-t-il pas un effet chez les personnes accueillies ?

DK :  Je dirais qu’un accueil engendre des effets de par la nature de son offre, de par le choix de son discours, et non parce qu’il est à contre-courant (ou pas) des politiques publiques.

Cependant, il ne faut pas oublier, et je terminerais avec cette alerte, les effets que cela a sur les institutions et les professionnels. Dans ces conditions de précarité, de déliaison, les patients, de fait et malgré eux, peuvent mettre l’institution et les professionnels à une place d’un Autre tout puissant, une place nocive qui est à éviter. Ainsi, dans notre quotidien professionnel, il faut trouver des manœuvres pour dévier et ne pas répondre à partir de cette place dans laquelle nous sommes à notre tour assignés ; comme le propos d’une patiente l’exprime très clairement : « Après Dieu, il y a Primo Levi. »

Déborah Caetano, responsable du service accueil et Dimitra Kolonia, psychologue clinicienne, psychanalyste.