Idées revues sur la communication triadique

Mon point de départ ici est celui qui a présidé à l’ouvrage collectif l’Interprétariat en santé. Pratiques et enjeux d’une communication triadique[1] dont un des objectifs était de décrire très finement les savoir-faire mis en œuvre par les participants dans la communication avec interprète[2]. Cette démarche reposait sur l’idée que transmettre ces savoir-faire passe moins par la formulation de normes à respecter que par la description, l’identification et la compréhension des procédés avec lesquels les participants tissent une telle interaction. L’ouvrage détaille ainsi de nombreuses pratiques verbales et gestuelles que les participants utilisent comme ressource dans le cadre de consultations en santé avec interprète. J’évoque ci-dessous quelques observations marquantes effectuées au cours des terrains, des entretiens, des discussions et des analyses de films de consultations qui ont conduit à cet ouvrage.

L’interprète, un participant

L’interprète est un participant à part entière, ce n’est pas un simple « conduit » ou une « machine à traduire ». Cette réalité, maintes fois démontrée[3] , ne cesse de devoir être rappelée. La présence des interprètes transforme une situation dyadique en une situation triadique dans laquelle ils traduisent, ils clarifient et explicitent. Ils y jouent aussi un rôle essentiel d’organisation de l’interaction et de coordination des prises de parole des participants. Le « pas de trois »[4] qu’est la communication triadique repose en grande partie sur eux.

L’illusion de la transparence du langage

La présence de l’interprète nous oblige à voir que nous croyons en général que, lorsque nous parlons la même langue, nous maîtrisons les discours et leurs sens : mon interlocuteur reçoit ce que j’ai envoyé, il comprend ce que j’ai voulu dire et, de mon côté, je suis en mesure de percevoir ce qu’il a compris ou non. Cette conception nous place dans une forme de quiétude interprétative, émanant de l‘idée que, locuteurs, nous maîtrisons le sens de ce que nous disons dans l’interaction, et que les décalages interprétatifs, les incompréhensions ou compréhensions partielles, voire les malentendus, ne sont au fond que des incidents de parcours. L’interprète, du fait qu’il travaille sur les sens du discours en y ajoutant d’autres strates, fait voler en éclat l’illusion de la transparence du langage. Il réveille une forme de vigilance, parfois d’inquiétude, interprétative.

Le temps, le regard et la présence

Une crainte souvent exprimée à propos de l’interaction avec interprète concerne les moments où des échanges, qui semblent ne pas être de la traduction, se prolongent entre l’interprète et le patient-usager. Ce sont des moments où les soignants peuvent se sentir exclus du circuit communicatif, réduits à la seule attente (presque sourde et aveugle) de la parole qui sera traduite vers la langue qu’ils comprennent.

Le travail sur les enregistrements de nombreuses consultations filmées[5] dans différents contextes, avec des intervenants différents, offre un tout autre tableau. Il met au contraire en lumière la présence des uns aux autres, même dans les moments où les échanges se tiennent à deux dans une langue que le troisième ne comprend pas. Le locuteur (patient ou soignant) regarde son interlocuteur pendant qu’il lui parle dans une langue que ce dernier ne comprend pas ; il le regarde aussi pendant que les paroles qu’il a prononcées sont traduites dans l’autre langue et il voit l’effet sur son interlocuteur de ses paroles maintenant exprimées par un autre corps dans une autre langue ; il le regarde encore au cours de la réponse dans la langue étrangère. Tout le travail de l’interprète repose pareillement sur sa présence aux autres. Dans le documentaire Avec les mots des autres, Antoine Dubos montre cette attention extrême portée par chacun à l’échange en langue étrangère qui se déroule devant ses yeux, à portée de ses oreilles.

Ce versant de l’expérience de l’interaction avec interprète est peu décrit. Lorsqu’il l’est, il transforme ce qui n’est autrement présenté que comme de la perte[6], du décalage et de la lourdeur, en un temps propice à l’observation et à la perception. Bahuaud, une des psychologues qui a participé au projet « Remilas », parle de « temps de respiration » ; Zortea, elle, d’un « rythme à deux temps qui permet une rencontre intense avec une personne »[7] .

Ce qu’on comprend quand on ne comprend pas

Toutes les consultations filmées du corpus « Remilas » montrent la même chose : les interprètes ne sont pas les seuls à passer d’une langue à l’autre ; les locuteurs (« primaires ») le font eux aussi à certains moments.

Les descriptions détaillées des échanges montrent, par ailleurs, que, le plus souvent, les paroles dans l’autre langue ne sont pas absolument opaques. Non seulement elles transmettent aussi par la voix, par le rythme et la tonalité, par le corps qui les porte, mais elles sont aussi partiellement comprises avant d’être traduites. La présence de l’interprète est essentielle, mais elle ne signifie pas que les participants n’accèdent qu’à ce qui est dit par lui dans leur propre langue.

Les langues et le français dans l’interaction

La situation avec interprète n’est pas toujours la plus confortable pour les personnes migrantes et peu francophones. Carbonel et Le Goff l’observent, de même que Colin[8], qui souligne l’expression fréquente de ce qu’il appelle la « désolation » des personnes allophones lorsqu’elles ont le sentiment de ne pas bien comprendre, de ne pas bien parler. Désolation d’avoir encore besoin d’un interprète ou d’un accompagnant et de « déranger ».

Comme le soulignent ces auteurs, ces sentiments doivent se lire à la lumière de l’insupportable injonction à la maîtrise du français comme principe d’intégration, dont elle serait même une condition préalable. Les spécialistes de l’enseignement des langues ont pourtant montré depuis longtemps que l’acquisition d’une langue est le résultat de l’intégration à la vie sociale et non l’inverse[9]. Ils ont aussi montré que la pression à apprendre ne fait pas apprendre[10]. L’objectif est ailleurs, personne ne s’y trompe. Dénoncer ou s’opposer à l’utilisation de la langue comme frontière, ne doit pourtant pas nous condamner à accepter de nous voir complètement confisquer la question de l’acquisition du français. Il faut réussir à se débrouiller avec cette question, comme l’exprime une psychiatre dans l’extrait d’entretien ci-dessous :

 «CG :  Bon… Et du coup la question du français, alors, elle, elle me gêne toujours un peu, mais maintenant je me débrouille avec, parce que je veux pas avoir l’air de dire : “ Bon… faut apprendre le français. ”

ASH : Ouais, intégrez-vous.

CG : Sinon, hein, les papiers, machin, nanana !

ASH : La République et tout.

CG : Voilà. Mais c’est tellement évident que, si on parle la langue c’est plus facile que si on la parle pas[11]… 

Je ne peux m’empêcher d’associer aussi cette question à ces propos de Primo Levi sur le rôle de traducteurs qu’ont joué dans les camps certains déportés qui connaissaient l’allemand ou le yiddish :

 « C’étaient nos interprètes naturels : ils traduisaient pour nous les ordres et les consignes essentiels de la journée : “ debout ”, “ rassemblement ”, “ en file pour le pain ”, “qui a ses chaussures usées ? ”, “ par trois ”, “ par cinq ”, etc. Bien sûr, ce n’était pas suffisant. Je suppliais l’un d’eux, un Alsacien, de me donner un cours particulier accéléré, réparti en courtes leçons qu’il m’administrait à mi-voix, entre le moment du couvre-feu et celui où nous cédions au sommeil – des leçons payables en pain, il n’y avait pas d’autre monnaie. Il accepta, et je crois que jamais pain ne fut mieux dépensé[12]. »

Le droit à bénéficier d’un interprète contribue à « un accueil et [à] un accompagnement dignes »[13]. Favoriser l’apprentissage du français par la participation à la vie sociale (travail, activités, cours), au lieu d’ériger la maîtrise de la langue en barrière, y contribuerait aussi.

Véronique Traverso, directrice de recherche au CNRS


[1] Piccoli V., Traverso V., Chambon N., L’interprétariat en santé. Pratiques et enjeux d’une communication triadique, Lyon, Les Presses de Rhizome, 2023. Le volume est consultable sur le site de Cairn.info

[2] L’ouvrage est un des résultats du projet de recherche « Remilas, Réfugiés, Migrants et leurs langues face aux services de santé », qui a été financé par l’ANR entre 2016 et 2020.

[3] Entre autres : C. Wadensjö, Interpreting as Interaction, Longman, 1988 ; C. Baraldi et L. Gavioli, Coordinating Participation in Dialogue Interpreting. John Benjamins, 2012 ; N.  Niemants et A. Delizée (eds), The Interpreters’ Newsletter 26 (numéro spécial Interprétation de dialogue), 2021.

[4] C. Wadensjö, Ibid. p. 12.

[5] Des extraits de ces consultations sont accessibles dans la version numérique de l’ouvrage L’interprétation en santé.  Cairn.info : https://www.cairn.info/l-interpretariat-en-sante–9782494145023.htm

[6] Cette perte du contrôle de l’entretien est effective, comme le dit Leanza : « Ils perdent effectivement une partie du contrôle, il faut travailler avec ça » (Entretien avec L. Tremblay, 2011), in “Intervenir avec un interprète en santé mentale”, Entre-vues 2(3), 2011.

[7] J. Zortea, « Traduire les mots », Plein droit 98, 2013, pp. 20-23.

[8] N. Carbonel et G. Le Goff, « Apprendre la langue du pays d’accueil : enjeux et injonctions », in V. Piccoli, V. Traverso et N. Chambon (éds), L’Interprétariat en santé, Lyon, Les Presses de Rhizome, 2023, pp. 25-32 ; A. Colin, Au soutien du soin, Mémoire de M2, Master Anacis, Université Lumière Lyon2, 2023.

[9] D. Lochak, « Intégrer ou exclure par la langue ? », Plein droit 98 (Traduire les maux), 2013, p. 3-6 ; P. Blanchet, « Migrations, Langues, Intégrations : une analyse sociolinguistique comparative sur des stratégies étatiques et familiales », Langues, Cultures et Sociétés 8, 2, 2022.

[10] E. Mercier E., « Migrants et langue du pays d’accueil : les risques de transformer un droit en devoir », The Conversation, 2021, en ligne : https://theconversation.com/migrants-et-langue-du-pays-daccueil-les-risques-de-transformer-un-droit-en-devoir-155151

[11] A.-S. Haeringer, « Vers une politique des empêtrements », in V. Traverso, N. Chambon, Raconter, Relater, Traduire : paroles de la migration, Lambert-Lucas, 2022, p. 198.

[12] P. Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard, coll. Arcades, 1989.

[13] N. Carbonel et G. Le Goff, op. cit., p. 30.