Jouer malgré tout

Let the Children Play !
Ellos tienen que jugar
Carlos Santana

Instituteur puis psychologue clinicien, co-fondateur et ancien président de l’association Enfants Réfugiés du Monde, Philippe Valls a participé, depuis 1982, à une trentaine de missions humanitaires auprès des enfants réfugiés.

Pourquoi proposer de jouer aux enfants ?

L’idée d’offrir un espace de jeu aux enfants est née d’une question formulée par des bénévoles revenant d’un camp de réfugiés au Salvador dans les années 1980 : « Que peut-on faire avec les enfants ? ». La construction d’une pratique du jeu s’est affinée au fur et à mesure des expériences d’Enfants Réfugiés du Monde dans plus d’une vingtaine de pays, avec une boussole pour l’association : « Un enfant qui ne joue pas est un enfant qui meurt. » Nous avons souhaité offrir un temps et un espace de jeu, quelles que soient les circonstances dans lesquelles se trouvait l’enfant. Il s’agit d’un besoin immatériel, complémentaire à celui de se nourrir ou d’avoir un toit. C’est à partir des guerres en Yougoslavie, puis au Rwanda, que nous avons « formalisé » le projet « à partir » et « autour » de l’enfant. Lorsqu’on observe un enfant, on se rend compte qu’il a une appétence pour jouer, dans n’importe quelle circonstance. C’est donc un besoin vital pour lui, quels que soient sa culture, son origine sociale ou familiale. Le jeu et les différentes étapes du jeu telles que repérées par Piaget se retrouvent partout. Tous les enfants manipulent des objets, acquièrent le langage, développent des jeux symboliques, intègrent les règles à peu près au même âge. En revanche, les formes de jeu vont varier selon les cultures, y compris à l’intérieur d’un ensemble culturel, selon les différences sociales et familiales. L’activité ludique peut donc être reconnue comme un droit fondamental de l’enfant (selon la Convention internationale des droits de l’enfant – CIDE) ou comme une ressource pour affronter toutes les situations qu’il va connaître, y compris les plus extrêmes. Lorsque nous évoquons le jeu, c’est surtout sa dimension ludique que nous soulignons et qui n’existe pas uniquement dans le jeu. Chez les adultes, elle se retrouve dans le travail, par exemple, ou dans les activités artistiques, créatives.  Cette dimension ludique procure un plaisir immédiat. Pour reprendre la phrase de Bettelheim, « la plus grande importance du jeu est le plaisir immédiat que l’enfant en tire et qui se prolonge en joie de vivre[1] ». C’est également quelque chose qui lui permet de résoudre les problèmes du présent et de se préparer aux tâches de l’avenir.

En reprenant ce que dit Winnicott[2] sur l’espace potentiel, c’est un pont entre la réalité interne et la réalité externe, une façon d’établir des liens avec le monde et de lui donner un sens. C’est un espace dans lequel l’enfant va s’inscrire sur tous les plans, moteur, psychique, affectif, culturel, moral.

Et que permet le jeu dans les camps de réfugiés ?

Dans les situations extrêmes, comme celles de la guerre ou du refuge, mais aussi de violences familiales, de discriminations sociales, nous allons retrouver ce qu’Odile Perino[3] a nommé « des empêchements à jouer », c’est-à-dire des difficultés à accéder à l’espace de jeu qui peuvent être liées à une trop grande excitation ou à une impossibilité de rentrer dans le jeu, ou encore des blocages de l’activité ludique.

Face à ces situations, il nous a semblé intéressant d’offrir des temps de jeu libre, indépendamment de toute visée thérapeutique, éducative ou politique. C’est posé comme un principe éthique, ce qui n’empêche pas au jeu d’être thérapeutique. Cependant, nous préférons d’abord ouvrir les possibilités de jouer dans un cadre protégé. Que se passe-t-il pour un enfant dans une situation de guerre, dans une situation extrême ? C’est la confiance qu’ils ont dans les liens au monde qui est détruite, dès lors que le droit de tuer, de violer, de détruire est possible. Offrir un temps et un espace de jeu, c’est offrir la possibilité de renouer des liens de confiance au monde. Le jeu n’a pas d’autre fin que le jeu lui-même, et l’effet principal, c’est de restaurer un moment d’enfance.

Existe-t-il d’autres effets que vous constatez ?

Dans la situation de refuge, les enfants vivent des pertes multiples (poupée, maison, proches, la rue où on retrouvait ses copains…), des séparations, le dénuement, le déracinement et le trauma. Au Guatemala, alors que je réalisais des entretiens, une phrase est souvent revenue : « El juego quita el miedo » ; « Le jeu dissipe la peur ». L’espace de jeu va permettre à l’enfant de ne plus être constamment happé par la peur d’être tué ou que son environnement soit détruit, ce qui ne veut pas dire que le traumatisme va disparaître. L’enfant va cependant pouvoir se créer une bulle protectrice qui filtre les excitations extérieures et dans laquelle il va pouvoir construire à nouveau un monde vivable.

Par ailleurs, dans les situations de refuge, l’enfant va avoir tendance à prendre en charge la douleur, la souffrance de son entourage. Petit à petit, il va se retrouver dans la position d’enfant-parent. Son espace à lui n’existe plus parce qu’il est dans un collage aux adultes. Et les mères ont, elles aussi, du mal à se séparer de leurs enfants. Ainsi, une mère peut venir à une séance de jeu avec son enfant et et jouer tout le temps avec lui. Pour nous, la question était : quand va-t-elle parvenir à le laisser jouer seul ou avec d’autres ? En d’autres mots, comment rétablir un espace pour l’enfant qui lui soit propre? Le jeu permet donc que chacun retrouve son espace.

Quels sont les aspects de l’activité ludique qui vous semblent importants ?

L’image que je propose est celle d’un « carré magique » et présente quatre principes : inviter à jouer (et non « faire jouer »), laisser jouer les enfants, jouer avec les enfants et jouer pour les enfants. Ce « jouer pour » peut s’entendre à la fois dans le sens de « en faveur de » et « à la place de ». C’est par exemple, faire un spectacle de marionnettes.

Un autre aspect important est le rapport à la règle. Il n’existe pas de jeu sans règles, qu’elle soit implicite ou explicite. Même les jeux « libres », symboliques ont des règles. Par exemple, deux enfants jouent à se battre avec une épée. Si l’un frappe l’autre et lui fait mal, il va répondre « pouce, c’est plus du jeu ».

Vous avez beaucoup réfléchi sur le cadre du jeu, pouvez-vous m’en dire plus ?

Le premier élément du cadre, c’est l’adulte. L’activité est proposée par des adultes qui exercent une protection du jeu de l’enfant, à la fois contre l’extérieur, mais aussi contre les enfants eux-mêmes. Une première règle est énoncée, celle de choisir un jeu, de pouvoir y jouer librement, seul ou avec d’autres. Si l’enfant choisit de jouer avec des Kapla, par exemple, et qu’un autre enfant arrive et lui détruit son jeu, les adultes rappellent qu’il faut respecter le jeu de l’autre. Mais c’est aussi protéger de la violence de l’adulte qui peut confondre sa place avec celle de la loi. C’est ce nous appelons le triangle symbolique. Il n’existe pas de relation duelle entre l’enfant et l’animateur, elle est médiatisée par la règle. Ce n’est pas l’animateur qui décide seul de la règle, il est avant tout le garant de la règle qui protège le jeu de l’enfant. La règle est au-dessus de lui. En d’autres mots, nous introduisons du tiers.

Un autre élément important du cadre est le temps. Il existe un début de séance et une fin. Chaque temps va être ritualisé. Nous commençons par l’accueil des enfants, se mettre au calme, puis les inviter à choisir leur jeu, avec une explication sur le fonctionnement de l’espace. Les enfants peuvent choisir le jeu qu’ils souhaitent, mais aussi le rendre. La fin de séance est annoncée, les enfants arrêtent de jouer et rangent ce qu’ils ont emprunté. Ensemble, nous vérifions que tout est au complet. Une fois cette règle intériorisée, ce sont les enfants eux-mêmes qui en assurent le fonctionnement sans l’intervention de l’adulte. Au Venezuela, un animateur se déplaçait dans les bidonvilles avec une camionnette munie d’une remorque. Une fois par mois, il sortait tous les jeux pour en faire l’inventaire avec les enfants. Ils vérifiaient quel jeu était à réparer, à remplacer… L’enfant devenait responsable d’un jeu dont il était le propriétaire pendant le temps de la séance, mais qu’il n’était pas le seul à utiliser.

Cette règle de fonctionnement se traduit aussi par des espaces délimités. Nous avons utilisé un manuel de classification[4] écrit par Denise Garon, psychologue canadienne, où les espaces sont catégorisés selon les caractéristiques du jeu et démarqués les uns des autres par des couleurs. Ainsi, chaque enfant peut déployer son activité dans son espace.

« Pour résister à ses souffrances et à la tristesse, chaque enfant déraciné a besoin de vivre une autre expérience de vie.

Pour les enfants, tous les enfants, c’est celle du jeu. Une expérience pour rejouer son passé, se jouer des oppresseurs et déjouer le piège de la répétition du malheur.

Une expérience qui ne peut attendre et qui nécessite l’ouverture d’un espace et d’un temps de jeu libre, protégé par l’adulte. »


[1] Dagnino, N., et Valls, P. (dir.), Malle de jeux internationale, Fondation de France, 2005, p.110.

[2] Winnicott, D. W., Jeu et Réalité – L’espace potentiel, Gallimard, 1971

[3] Périno, O., Des espaces pour jouer: Pourquoi les concevoir ? Comment les aménager ?, Érès, 2014.

[4] Garon, D., Le système ESAR : guide d’analyse, de classification et d’organisation d’une collection de jeux et jouets, Electre-Ed. du Cercle de la Librairie ASTED, 2002