Marcher : comment ? pourquoi ? pour qui ?

Cette réflexion tente de rendre compte d’une expérience dans un Institut d’Éducation Motrice (IEM)[1] avec un enfant souffrant d’une déficience motrice importante. Il a fallu développer une écoute particulière pour entendre, au-delà de ses handicaps physiques qui catalysent l’action médicale, ce qui pouvait l’empêcher de se mouvoir.

Dès mon arrivée, on m’a confié C., jeune adolescent de 12 ans.

Il souffrait d’une maladie génétique qui provoquait des déformations articulaires, entraînait d’importants enraidissements et affaiblissait le système cardio-respiratoire. Subissant les douleurs consécutives à ces pathologies, C. devait garder une motricité qui soit la plus fonctionnelle. Il était rondouillard quand je suis arrivée, et, quand je suis partie, il souffrait d’une obésité massive, ce qui l’entravera aussi.

Nous étions plusieurs « rééducateurs » autour de lui, ainsi qu’une équipe éducative, et il suivait un parcours scolaire. En kinésithérapie, le mot d’ordre institutionnel était clair : il devait marcher. C’était un garçon qui était assez habile dans sa façon de conduire les choses : il savait assez bien faire marcher tout le monde, mais pour lui, marcher : c’était une autre histoire !

Nous avons cheminé près de 3 ans ensemble. Il ne pouvait désormais faire plus de quelques pas sans souffrir des chevilles, ses membres inférieurs s’effondrant. Un appareil avait été spécialement conçu pour les redresser : il l’enserrait de la taille à ses chaussures orthopédiques et s’articulait au genou. Il lui fallait marcher avec : que ça ne frotte pas trop là, que l’articulation soit bien ajustée, qu’il porte le vêtement adéquat… Soucis biomécaniques et cutanés qui n’auront jamais cessé.

J’ai bénéficié de l’état de grâce des commencements pour qu’il porte cet appareillage dans la grande salle – théâtrale – des kinésithérapeutes. Quelques pas, de temps en temps, « Que tu es grand et beau ainsi debout ! ». Mais l’exigence institutionnelle a tourné court.

Ça ne marchait pas.

C’en était trop pour C. : « Quand je marche, soit je suis un monstre, soit je suis un robot, la honte ». Pas question de faire tous ces efforts. Rien n’y faisait, ni menace, ni négoce.

En le massant pour détendre ses muscles, il me disait : « mon corps, c’est de la pierre », pas d’effet, on s’arrête.  Mais il fallait maintenir mouvement et articulations à tout prix.

Menace angoissante de la rigidité, de ne plus bouger.

À la palpation, j’étais démunie. Je ne parvenais pas à cerner les chemins de son anatomie. Comment m’y retrouver ? Cela m’a demandé une écoute particulière pour le soulager ; pas celle qui va chercher une réponse, mais en me laissant guider par mes mains qui, plan par plan, cherchaient les espaces de glissement entre les tissus[2] aux directions si compliquées.

En cherchant ce qui pouvait motiver C., j’ai été surprise de ses choix vers des « joujoux » : il était hypnotisé. Il me faisait penser à un tout jeune enfant. Il appréciait tellement d’être posé sur cet immense ballon, dans lequel il se berçait à la recherche d’un équilibre. Il s’expérimentait différemment. Retrouvait-il là ce qu’il ressentait dans l’eau – il adorait nager – sans le poids de ce corps impotent, pierreux ?

Donc nager et rouler oui, mais pas question de marcher. Est-ce que j’ai commencé à perdre l’idée que je saurais ce qu’il fallait pour le guérir, c’est-à-dire marcher, comme préconisé par le corps médical ?

Dehors, il y avait un jardin. J’ai proposé à C. de sortir en « rando ». Il s’est mis en marche, avec une motivation inégalée. Chaque fleur a été sujet d’émerveillement et de questionnement. Il guettait chaque oiseau et voulait dévorer tout ce qui pouvait être comestible. Montrer qu’il marche, non, marcher pour partir découvrir, oui.

Je pensais que de ces expériences ponctuelles, nous pourrions mettre en place des temps de marche quotidiens pour rendre compte à l’institution, mais cela restera source de conflits.

Pendant ces promenades, il a commencé à me parler du pays, de son enfance, de la campagne, des animaux et d’un chat. J’apprendrai par l’équipe qu’il était d’une minorité dont la famille a fui les violences policières. Violences que sa mère a subies quand elle était enceinte de lui. C’est d’ailleurs ainsi que sa mère expliquait son handicap et que la famille a décidé de s’exiler pour le soigner ; et aurait ainsi obtenu rapidement le statut de réfugié. Un exil recouvert de silences par la famille et par l’institution.

C. venait quand il le souhaitait au Centre, sa mère justifiant toutes ses absences. Lui m’expliquera qu’il était l’interprète nécessaire dans la vie de sa mère.

Une fois au Centre, il errait dans les couloirs, ne voulant que picorer dans les nombreuses activités programmées. Il glissait savamment avec son fauteuil roulant de-ci de-là. Inattrapable.

Dans ces moments si difficiles, le Centre a rencontré les parents de C. Sa mère, elle-même en grand surpoids, est arrivée en marchant péniblement. Son père, la gentillesse culturelle fendue, a laissé exploser sa colère : le Centre n’arrangeait rien de ce fils qui n’obéissait pas, fils qu’il devait porter pour aller au culte ou aux événements de leur vie sociale, ce fils qui prenait toute la place avec ses appareillages, fils qui aimait coudre et s’extasiait des strass et paillettes… L’institution a rappelé la proposition d’une place à l’internat. Si les parents ont accepté, C. a refusé vigoureusement, se sentant abandonné par les siens.

Qu’est-ce qui pouvait bouger ? Qu’est-ce qu’on ne pouvait pas bouger ?

Ce moment clé d’une bifurcation que nous avions prise :

Ce jour-là, C., venu à sa séance, me montrait qu’il pouvait partir quand il le souhaitait, ne faisait rien que de répéter en miroir tout ce que je disais. C’était exténuant. Je lui ai rappelé les règles : il devait rester présent le temps de la séance. Je me suis retrouvée dans un « bras de fer » en maintenant la porte fermée. C. était fou de rage.  J’étais débordée. Ça ne marchait pas. Je me suis heurtée ensuite à un silence de pierre, inarticulable. Ma pensée était figée. J’en ai parlé dans un espace de réflexion psychanalytique. De cet endroit tiers, a émergé cette proposition, soumise à C. la semaine suivante : Sachant qu’il adorait dessiner, voulait-il me dire ce qui n’allait pas avec des feutres ? Il s’est précipité:

Il dessine d’abord une fleur de la mer. Il ne connait pas la mer dans son pays, mais il aimerait s’y baigner. Puis il dessine une sirène. L’identité de cette sirène est compliquée. Je ne sais pas si elle est la mère, la fille, le fils, avec des jambes, sans jambes, en fait née avec des jambes, puis sans jambes. A force d’explications, cette sirène est la mère avec une queue. C’est la reine. Mais le papa a des jambes et du coup, ils ont eu une fille qui a des jambes. Après, elle va sur un plongeoir et saute à l’aide de ses bras et jambes et dans l’eau où elle a du mal à respirer -mais il me montre comment elle respire quand même- et elle rencontre un dauphin, Aricha, son copain.

Juste avant que la fille ne plonge, elle n’a pas de queue, mais à sa naissance, sa mère lui a donné un collier magique, ce qui lui permet de se débrouiller dans l’eau, et du coup, elle va avoir une queue par-dessus ses jambes.

Les hommes, ils sont sur les jambes, ils peuvent avoir une queue, tout le monde peut être dans l’eau.

Puis arrive une autre femme, très méchante, car m’explique-t-il, elle veut prendre le pouvoir de la reine. C’est sa sœur, la sœur de la reine.

C. se perdait dans cette suite compliquée.

On s’est arrêté au moment où j’ai entendu sa question : « Était-il un homme s’il ne pouvait pas être sur ses jambes ? » et le silence pierreux a cessé. C. viendra maintenant prendre sa place aux séances. Nous reprendrons les marches, avec les permissions pour explorer des parcs extérieurs.

Il avait rendez-vous avec un nouveau chirurgien. Rompant un suivi orthopédique prudent, ce dernier lui a proposé de poser des arthrodèses : il marchera – donc ! – mais avec deux jambes bâtons, droites. Tout alla vite. In extremis, C. a pu dire : « Est-ce qu’on va me couper une jambe après l’autre pour les remplacer par du fer ? ».  Est-ce qu’il sera un homme avec des jambes ? Robocop ?

Quand C. est sorti du bloc, son genou était droit, figé. Il a réalisé qu’il ne pouvait donc plus faire de vélo, ni nager. Remarcherait-il ?

C. a trouvé comment se remettre debout avec ce nouvel équilibre et a fait quelques pas. Et nous sommes ressortis, sans appareillage.

Quand je quitterai cet établissement. C. était pris dans les drames amoureux et travaillait sur un projet pour aller dans un établissement plus scolaire qui l’enthousiasmait.

Ce cheminement avec C., au prétexte qu’il continue de marcher, m’a confrontée à l’écart entre l’injonction institutionnelle, les préconisations médicales et la question de ce sujet. Pour saisir quelque chose du réel de son corps, et en abandonnant un peu ce savoir de kinésithérapeute, la question a été : comment remettre en marche C., jeune adolescent, dans son devenir de sujet-garçon avec ses « jambes » malades ? Jambes d’abord vouées à l’exil plus qu’à la marche ? Il a fallu écouter toutes ces articulations qui mettent en jeu le corps dans sa position familiale et sociale, et trouver à partir de quelle posture il pouvait se mettre en mouvement.

Hélène Desforges, kinésithérapeute


[1] Le mandat est « de proposer des prises en charge pour les enfants et adolescents sujets à une déficience motrice importante afin de les accompagner dans leur intégration familiale, sociale et professionnelle ».

[2] Tissu : en biologie : ensemble fonctionnel de cellules semblables et de même origine. L’assemblage de tissus biologiques constitue un organe (ici : peau, muscle, fascias, os…).