Un Observatoire pour défendre le métier d’interprète de service public

À l’hôpital, en centre de Protection Maternelle et Infantile, à l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), en Centre de Rétention Administrative, à la Poste. Tous les jours, les interprètes d’ISM (Inter Service Migrants) Interprétariat accompagnent celles et ceux qui ne maîtrisent pas encore le français dans leur accès aux droits.

Association fondatrice de l’interprétariat de service public et premier prestataire de services en France, ISM Interprétariat agit depuis plus de 50 ans contre les discriminations, pour la solidarité, l’égalité et la fraternité. À l’aune d’un contexte national hostile aux personnes migrantes et de la subséquente dégradation de leurs conditions de vie, soucieuse de renouer avec ses valeurs historiques et d’aller au-delà de la prestation de services, l’association a lancé en septembre 2022 un Observatoire de l’intégration et de l’accès aux droits des personnes migrantes. Cet espace a pour aspiration de faire connaître et reconnaître à différentes échelles, auprès de différents publics et par différents formats, le rôle capital de l’interprète dans l’accueil et la solidarité.

Comprendre et être compris : au cœur de l’accès aux droits

Dès 1970, notre association s’engage dans l’accueil et l’accès aux droits des personnes migrantes par une diversité d’actions, dont la création d’une forme d’interprétariat professionnel spécifique adapté à leurs besoins : l’interprétariat médical et social. Ces interprètes connaissent les réalités de leurs pays d’origine ainsi que le fonctionnement des services publics français. Ils et elles ont également conscience de ce que les mots évoquent pour une culture donnée et savent les symbolismes que revêtent ethnologiquement la naissance, la maladie ou la mort. Ce nouveau métier accompagne d’abord les travailleurs immigrés, puis, avec la mise en place du droit au regroupement familial et l’installation pérenne des personnes migrantes, le nombre et la diversité des lieux d’intervention ne cessent de croître. Commence alors une progressive prise de conscience de la double utilité de l’interprète, pour l’accès aux droits et l’intégration des personnes allophones et pour l’effectivité du service public.

Aujourd’hui, pourtant, le droit opposable à l’interprétariat est limité à certaines étapes de la demande d’asile, de la privation de liberté, des procédures pénale et civile. Au-delà de ce cadre contraignant, malgré les besoins croissants des personnes exilées, règne l’hétérogénéité, voire des solutions de bricolage comportant toutes des risques. L’accès à l’interprétariat de service public, et donc à la compréhension, dépend alors en partie du degré de connaissance et de sensibilisation des personnes agissant auprès du public en exil.

Le recours, ou le non-recours, à l’interprétariat soulève plusieurs questions : comment veut-on accueillir l’Autre ? Que souhaitons-nous mettre en place pour favoriser réellement son accès aux droits ? Autrement dit, la reconnaissance de l’interprétariat et des interprètes est en miroir de la place accordée à l’altérité dans la société française.

L’Observatoire d’ISM Interprétariat vise donc à expliciter le lien entre les enjeux linguistiques, culturels, juridiques et politiques de la migration, à démontrer que, face aux tentations xénophobes, l’interprète peut incarner l’humanité de l’accueil.

Des regards croisés à travers différents formats de réflexion pour un objectif partagé

L’Observatoire de l’intégration et de l’accès aux droits est donc pensé comme un lieu d’échange, d’analyse et de production de savoirs sur les multiples facettes de l’exil, dont le projet phare est le Programme « Dialogues, Droits et Diversité », cycle de séminaires ouvert à toute personne investie dans l’accueil des personnes migrantes. C’est un véritable espace de réflexion pluridisciplinaire sur le parcours d’exil : de l’arrivée, à la demande d’asile, à l’accès aux soins, à l’éventuelle privation de liberté et jusqu’à l’intégration, dont nous abordons les diverses définitions et réalités.

Nous organisons également des conférences d’actualité sur les évolutions politiques en matière d’accueil et d’intégration. La première, en avril 2023, portait un regard critique sur le projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». L’objectivation des chiffres de l’accueil et de l’asile, montrant, par exemple, que le taux de protection en France est inférieur à la moyenne européenne, l’analyse des modifications du système d’asile couplés aux constats d’Info Migrants, notre service d’information juridique anonyme, nous ont permis d’étayer nos recommandations de plaidoyer. Nous plaidons pour le renforcement du recours à l’interprétariat professionnel dans le cadre de la demande d’asile, en tant qu’outil de détection de vulnérabilités spécifiques et d’égalité dans la préparation à la performance administrative que représente le formulaire de l’Ofpra, et pour le maintien de la collégialité à la Cour Nationale du Droit d’Asile, assurant, par la diversité des profils et des points de vue, des décisions plus justes.

Enfin, partant du constat que les interprètes et les différents professionnels accompagnant les personnes migrantes allophones ne se rencontrent souvent que durant le rendez-vous interprété, faute de temps, nous avons mis en place un format des rencontres pour favoriser l’interconnaissance et l’échange entre professions.

Interconnaissance et collaboration : pour le dialogue à trois

Parallèlement à la réflexion sur la professionnalisation et la promotion du métier d’interprète de service public, notre association s’investit dans la formation des collègues interprètes, en lien notamment avec des réflexions menées au sein du Réseau de l’interprétariat médical et social (RIMES).

Toutes ces actions doivent s’accompagner d’un positionnement sur les enjeux et spécificités de cet interprétariat, car nous constatons que la méconnaissance du métier peut aisément se transformer en alibi du non-recours.

Toutes les personnes ayant recours aux services d’interprétariat savent-elles que l’activité de l’interprète peut passer de la traduction d’un récit de vie à une consultation psychiatrique, à un premier rendez-vous en Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile (CADA) ou encore à l’annonce d’un diagnostic ? La profession d’interprète est composée de la richesse des contextes d’intervention, des postures et des compétences. Réciproquement, tous les interprètes connaissent-ils les enjeux et le contexte de travail quotidiens des différents métiers investis dans l’accompagnement des personnes migrantes ?

Les deux premières rencontres, organisées en juin et en décembre 2023, entre interprétariat et travail social sont nées de ces interrogations. Pour une culture commune de l’accompagnement des personnes migrantes allophones et un meilleur accordage interprofessionnel, en référence aux travaux de l’interprète et traductologue Anne Delizée.

Le premier atelier est parti d’un constat : la définition du travail social proposée par le Haut Conseil du Travail Social et celle de l’interprétariat de service public proposée par ISM Interprétariat sont très proches. Nous avons donc décidé d’animer un temps de réflexion autour des compétences, des caractéristiques des personnes accompagnées, des enjeux et des principes déontologiques donnant sens et forme aux deux métiers. Malgré les divergences évidentes dans les modes d’action, il était frappant de voir combien le sens donné à leurs activités respectives : profondeur de l’écoute, conscience interculturelle, respect et accompagnement vers l’autonomie, mais aussi les tiraillements liés à la distanciation et la neutralité souhaitées, étaient partagés.

De l’interconnaissance des personnes et des métiers, nous avons voulu amorcer une dynamique d’accordage et identifier de bonnes pratiques de collaboration. Partant de la diversité des rôles et du degré d’autonomie pouvant être adoptés par l’interprète, ce qu’Anne Delizée appelle respectivement les « positions activables » et les « agentivités » (linguistique, socioculturelle, relationnelle…), nous avons demandé séparément aux interprètes et aux travailleuses sociales / travailleurs sociaux de placer le « curseur », allant de l’effacement à l’implication, qu’ils souhaitent mettre en œuvre durant un rendez-vous interprété. Contrairement à une prénotion tenace selon laquelle on attendrait de l’interprète de la littéralité et rien que de la littéralité, les travailleuses sociales / travailleurs sociaux présent.e.s préféraient généralement une plus grande implication de l’interprète. Comment donc expliciter, clarifier ces attentes ?  Par la définition de bonnes pratiques : par exemple, informer la personne allophone de la présence de l’interprète, ce qui n’est pas toujours fait, et expliquer à l’interprète quels sont le contexte et l’objet de l’entretien.

Sensibiliser pour (re)faire le lien entre enjeux linguistiques et culturels et accès aux droits des personnes migrantes, rappeler que l’intégration ne se décrète pas, mais se met en œuvre, à différentes échelles, par une politique et des pratiques accueillant l’altérité, échanger sur l’identité des métiers, sur les possibilités d’interconnaissance et de collaboration interprofessionnelles : l’Observatoire est un lieu multiforme qui vise à faire reconnaître l’interprétariat de service public dans les politiques publiques et les pratiques pour un dialogue à trois élargi, entre personnes exilées, interprètes et une véritable société d’accueil.

Samantha Dallman, responsable de l’Observatoire de l’intégration et de l’accès aux droits des personnes migrantes et du pôle Formation & Qualité, et Murielle Sanchez Montoya, chargée de mission à l’Observatoire