Mémoires n°82 - janvier 2022
Prix : 8 euros (papier) / gratuit (en ligne)
ÉDITO
M.N.A.
Au pays des exilés pousse une forêt touffue d’acronymes obscurs.
Une forêt qui cache l’arbre et l’arbre c’est l’être humain.
Une forêt qui cache la misère, misère des exilés, misère des politiques.
Au milieu de cette forêt il y a un M.N.A.
En bon français un M.N.A cela s’appelle un enfant seul ou un adolescent abandonné ou encore un jeune en errance.
Dans la langue de l’Etat, cet enfant perdu qu’on a laissé affronter la pauvreté, le froid, la faim, la violence des camps, les viols et les risques de noyade, cet enfant qui arrive chez nous totalement démuni et qui demande notre protection, ce n’est pas un enfant, c’est un M.N.A.
Et il n’y a rien de plus important, quand ce requérant en culotte courte arrive, que d’essayer de savoir si c’est un vrai ou un faux enfant.
Pour l’authentifier on lui fait passer un test osseux.
Notre science, nos lumières, nos valeurs, notre civilisation, qu’en faisons-nous face à ces enfants en très grande difficulté ?
Nous pratiquons des tests osseux.
Nous déployons notre médecine non pas pour les soigner ou les aider mais pour essayer de les expulser du monde de l’enfance, de les expulser tout court.
Tous ces spécialistes appointés, ne sont-ils pas capables de distinguer à l’œil nu un enfant ou un adolescent en difficulté d’un adulte autonome ?
De plus, qui nous dit qu’un jeune majeur en grande difficulté aurait moins besoin de soutien que, par exemple, un enfant qui va bien ?
Le critère de l’âge est tout simplement hors sujet et notre droit s’arc-boute comme s’il jouait sa peau, pour ne pas voir qu’il s’est déshumanisé, qu’il est sec et sombre, pour ne pas voir qu’il n’a plus que la peau sur les os.
Avec cette pseudo-science des tests osseux, fragile, incertaine, improbable, nous continuons la violence à l’égard de ces jeunes qui ont déjà subi tellement de ruptures et de traumatismes.
Cette médecine qui sort de son territoire pour se mettre au service d’une logique administrative autoritaire, démagogique, absurde et violente doit s’arrêter sans délai avant que la barbarie qu’elle porte en elle ne se répande comme une mauvaise maladie dans tout le corps social.
Nous laissons des enfants seuls traverser des guerres, des camps, des frontières, nous laissons des enfants seuls se noyer dans la Méditerranée, dans la Manche ou ailleurs.
Ces enfants nous parlent, ils nous disent que dans une société non aimante, non pensante, non agissante, un enfant seul s’appelle un M.N.A, un sac d’os qui ne sera pas accompagné comme il se doit s’il a le malheur d’être un tout petit peu trop âgé.
Et un enfant seul, quand il n’est pas accompagné, quand il se trouve sans bouée au milieu de la mer, il se noie, et le continent qu’il voulait rejoindre se noie avec lui.
Antoine Ricard, président du Centre Primo Levi