Myriam Fillaud, substitut du procureur au Pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre
L’appareil psychique peut tout faire pour oublier, veut parfois tout faire pour oublier, tandis que le processus judiciaire entend tout faire pour recueillir un souvenir, un souvenir dans les moindres détails possibles pour reconstituer, et plus encore : pour arriver à démontrer, à emporter une conviction, celle de la culpabilité potentielle d’une personne, s’agissant d’atrocités ou d’actes de torture qu’elle aurait commises sur un autre individu.
Appréhender ce comportement inhumain d’une ampleur singulière et dévastatrice, pour juger, établir éventuellement une responsabilité pénale, designer une personne coupable, l’autre comme SA victime, puis condamner, et indirectement tenter de réparer.
C’est précisément dans ce cadre que mon travail se situe, en tant que magistrate amenée à poursuivre les crimes les plus inhumains, tenter de consacrer une place à la justice, s’agissant de ces atrocités. C’est dans ce cadre que je vais situer mon propos aujourd’hui, et à la suite d’un travail d’échange particulièrement fort et enrichissant avec Armando [1] .
Je vais vous présenter ce qui émerge de ma pratique s’agissant du recueil de la parole d’une victime de tels faits de torture, et, corrélativement de l’acceptation de « silences » dans ce processus judiciaire.
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Je souhaiterais donc partager quelques aspects de la pratique de mon métier, celui de magistrate / procureure, spécialisée dans les enquêtes internationales portant sur les crimes de masse. C’est-à-dire enquêter, poursuivre les crimes contre l’humanité, le crime de génocide, les crimes et les délits de guerre, le crime de torture. Je n’utilise pas, intentionnellement, le terme de « violences politiques » car il ne s’agit pas d’une qualification pénale pour moi. Mon travail n’est pas celui du juge de l’asile. Je travaille autour d’infractions, de crimes qui sont définis par la loi, qui sont des violations massives des droits fondamentaux de la personne humaine.
Je suis amenée à recueillir la parole des personnes qui ont souffert de ces actes. Elles font partie de mon quotidien. Souvent je les rencontre en premier par des photos, des vidéos, par le récit de tierces personnes. Puis vient un moment d’audition de ces victimes. L’audition, au sens procédural du terme, c’est l’écoute comme l’observation d’autrui. J’écoute les mots, les voix, je perçois et j’accueille les émotions. Je suis aussi bien évidemment confrontée au silence de ces personnes ; ce silence qui selon moi fait partie intégrante de la réaction normale d’une victime qui doit à ce moment essayer de me livrer, dans les moindre détails, la description des souffrances subies, le moindre souvenir du bourreau, d’un lieu, d’une date.
Mobiliser de nouveau un souvenir atroce, pour lui redonner une forme d’existence, même simplement verbale implique une place faite au silence, au mutisme. Car c’est de précisément de cela (retranscrire l’indicible) dont la justice a besoin pour reconstituer la vérité, la vérité judiciaire. Et, bien évidemment, cela ne se fait pas à n’importe quel prix. Ce type d’audition est encadré par une pratique professionnelle, une formation idoine au recueil de la parole dans ces contextes, un soutien psychologique pour la victime, des outils visant à minimiser la « retraumatisation » et la reviviscence.
A ce stade de mon propos je dois noter qu’il m’est arrivée d’être le témoin d’un recueil de la parole peu scrupuleux par certaines personnes dont le but est de vendre ensuite sous forme de best-sellers de tels récits, ou bien des méthodes d’audition lourdes, non-adaptées par exemple au recueil de la parole d’un enfant ou d’une personne victime de violences sexuelles et de genre. Une audition par un.e professionnel.le de justice est toute autre et doit culminer en termes de respect de la victime, de l’appréhension, de la considération de son trauma. Le but de ces auditions de personnes victimes des crimes les plus atroces, conduite de façon professionnelle et respectueuse de la personne, est de constituer une pièce du puzzle qui dépeint in fine une vérité judiciaire.C’est ainsi d’établir (dans le cadre d’un procès équitable, donc d’une phase d’investigation, d’auditions et d’interrogatoires et d’un procès), une responsabilité pénale pour de telles atrocités. Il s’agit de faire place à l’écoute de la personne qui a directement subi ces atrocités, dans sa chair, dans son psychisme, dans son parcours de vie.
Dans le cadre de l’enquête, du travail d’investigation qui incombe au Procureur, puis celui de démonstration d’une culpabilité à l’audience, ce magistrat est amené à recueillir autant les mots que les silences. Le dialogue extrêmement riche et passionnant avec Armando Cote m’a permis de réfléchir à la place des mots de ces victimes si particulières, de refléchir à la place de leur mutisme ou de leur silence parfois / souvent, devant moi ou des officiers de police judiciaire ; à la contribution du silence, dans ce processus de vérité judiciaire.
Rendre la justice c’est, entre autres, consacrer une place, sanctuariser une personne en tant que victime, qui devient une partie à la procédure. C’est une étape qui peut être cruciale pour toute personne qui aura souffert de torture ou de tels crimes : c’est un processus risqué, difficile, exposant, mais qui peut être salvateur à certains égards.
Il est important de préciser quelque peu le cadre d’intervention et d’action qui est le mien, en tant que magistrate française traitant de ce type de crimes. Un procureur français, puis ensuite une cour d’Assises française, celle de Paris, peut être amenée à connaître des violations massives des droits humains, commises il y a de cela plusieurs années (ces crimes sont dits « imprescriptibles », c’est-à-dire que l’on pourra toujours enquêter dessus sans limitation de temps, car ils sont par nature les plus attentatoires à notre humanité et les plus graves que notre code pénal ait pu définir), et alors qu’ils ont été commis sur le territoire d’un autre État, au préjudice d’une victime étrangère, voire même, sous certaines conditions, par une personne de nationalité étrangère. C’est ce que l’on appelle la poursuite des crimes par le biais de la compétence universelle, ou quasi-universelle (si on accole par exemple une condition additionnelle en vertu de laquelle la personne de nationalité étrangère qui est suspectée de ces crimes doive se trouver sur le territoire de la France ou y résider), ou la poursuite de ces crimes lorsqu’ils sont commis en dehors de nos frontières, par nos propres nationaux. Le cadre d’action judiciaire est donc celui-ci.
Dès lors, concrètement, des procès portant sur des crimes de masse (torture, crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre, génocide), dont une victime (par exemple demandeuse d’asile) pourrait avoir été victime, peuvent se dérouler et se déroulent déjà en France sur la base de ce travail. Ailleurs dans le monde, l’Organisation des Nations Unies par exemple, a créé des mécanismes judiciaires internationaux de recueil des preuves de tels crimes, des tribunaux ad hoc (c’est-à-dire spécialisé sur un conflit) ou une Cour Pénale Internationale dédiée à ce contentieux. C’est dans ce cadre que des magistrat.e.s, des praticien.ne.s du droit, des enquêteurs.trices, des psychologues peuvent être amené.e.s à recueillir la parole comme les silences de victimes de telles atrocités.
Alors, quelle place conférer, quelle importance accorder au silence de la victime dans ce processus judiciaire, dans cette part de démonstration pénale ? Comment les jurés d’une cour d’Assises (citoyen.ne.s français.e.s tiré.e.s au sort pour contribuer à un tel procès), amenés à juger de crimes contre l’humanité déroulés dans un contexte si différent de leur quotidien, recueillent-ils la parole des personnes torturées, ou leur silence, lorsque cette victime se trouve devant eux a la barre ?
C’est l’histoire de trois silences que je souhaiterais partager avec vous :
- Mon premier silence est celui des milliers de cadavres pris en photographie, extraits de Syrie. Des clichés pris pour les archives administratives des hôpitaux militaires de Damas. Le silence de ces milliers de corps, de morts, que je constate. Ces photographies mortuaires qui font partie du puzzle de la vérité judiciaire. Tout ce que ces victimes ne pourront jamais verbaliser, dire, le mutisme de la mort qu’elles incarnent.
Oui, leur silence a une valeur judiciaire.
- Mon deuxième silence est celui, à la barre d’un procès, d’une victime du génocide rwandais. Elle s’appelait Providence. Providence s’est cachée plusieurs jours durant, dans une rigole de caniveau. Ses journées, ses heures, recroquevillée dans la boue et cette cache sombre et minuscule se sont arrêtées alors que ses yeux ne voyaient plus que des machettes s’abattre sur le corps des autres. Elle a tout vu.
Elle a commencé par déposer de façon très posée, extrêmement noble, sincère, à la barre de la cour. Elle était au rendez-vous, le rendez-vous de sa vie, de son existence qui a rencontré l’indicible et l’horreur. Elle a énormément parlé, avec courage, constance, intensité. Puis, d’un coup, elle s’est arrêtée au milieu de son récit. Silence total. Silence global dans cette salle d’audience feutrée. Tous les yeux étaient rivés sur elle. Elle s’est effondrée. Son silence, son mutisme, le temps qu’elle laisse tout sortir, s’exprimer à la barre, ses pleurs et ses tremblements ont pris la place des mots. En tant que juge, procureur, juré, quelle place accorder ici à son silence ? Selon moi, la place de la véracité, de la transparence, de la souffrance de l’indicible. Selon moi le silence ici est l’antithèse du doute, il ne s’agit pas d’un silence de prétendue faiblesse dans la force probante de son témoignage, c’est un silence de vérité. Qui fait logiquement et humainement écho à cette atrocité qu’elle devait exprimer tout haut, énoncer, partager. Son mutisme et son corps, ont pris le relai, a la barre, en plein procès, de ce qu’elle ne pouvait plus dire.
Il peut y avoir des moments de « grâce » à la barre d’une salle d’audience, d’un procès qui traite de tels crimes. Des moments où les mots des victimes de ces crimes sont au-delà de la haine, parfois presque au niveau du pardon. Il y a des moments de suspension de l’interaction humaine entre une victime et son tortionnaire : « Je n’ai pas de rancœur, pas de haine. C’est lui, je vous le dis c’est lui. La seule chose que je vous demande c’est de rendre la justice, d’effectuer votre travail ».
- Mon troisième silence est celui d’une jeune femme victime de viols multiples, de réduction en esclavage par son bourreau. Une jeune femme ayant bénéficié d’un programme de relocalisation après le conflit armé ayant ravagé son pays et sa communauté. Elle est entendue alors qu’elle se trouve, des années après son calvaire et à des milliers de kilomètres de chez elle. La majeure partie de sa famille a été tuée. Comme d’autres femmes de sa communauté elle subit encore certains stigmates des viols absolument innommables et des tortures qu’elle a subis. Au cours de la première audition elle s’effondre, au cours de la seconde elle livre un récit détaillé de ses tortures et souffrances endurées. Il lui est présenté ensuite un ensemble de plusieurs centaines de clichés d’auteurs potentiels. Elle en a regardé l’ensemble, page par page, lentement, jusqu’à la fin. Puis elle s’est mise à pleurer et s’est murée dans le silence. Totalement. Plusieurs heures. Nous avons dû suspendre l’audition. Son mutisme, que nous devions respecter n’était pas négociable malgré nos efforts, et alors que nous étions à un moment pivot de l’établissement de la vérité.
Son silence aura duré plusieurs jours. Elle a refait signe plus tard, pour une nouvelle audition. Elle a débuté son audition en pleurant puis, sans aucune hésitation, elle aura pointé son doigt, absolument sure d’elle, parmi 150 clichés sur une photographie : « C’est lui ! » C’était la fin de son silence.
Mon travail est d’entendre cet innommable qu’elle a subi et auquel elle a survécu. Elle raconte avec énormément de difficulté, de retenue, de pudeur, de souffrance au bout de plusieurs heures d’audition. Le récit, ce type de récit vient rarement avant un temps de mise en confiance.
Le travail ici aura nécessité d’accueillir le silence de cette victime, de lui laisser le temps. Son silence n’a pas été le reflet d’un doute ou d’une invention. Juste d’un besoin d’une pause. Trouver le courage nécessaire pour dépasser sa peur.
Voici ce que j’ai pu constater, au fil de ma pratique :
- La parole, les mots ne sont pas l’antithèse du silence, de la part d’une victime de crimes contre l’humanité. Les deux attitudes font partie de sa façon de réagir ou de s’adresser à la justice, de prendre part au processus judiciaire.
- La parole, les mots sont complémentaires du silence chez une victime de crimes contre l’humanité. Les deux attitudes se renforcent mutuellement, en termes de force probante. Il y a des silences synonymes de doute, des silences parce que l’on a besoin de réfléchir ou d’échafauder un discours, d’inventer peut-être, et des silences de véracité.
- Le silence est quasi-normal dans le récit de ces victimes. Le temps est souvent long entre les souffrances aigües et atroces subies et le récit devant une autorité judiciaire, le traumatisme vécu agit également sur la mémoire, la sidération, la douleur. (Ex : couleur du véhicule des miliciens Interahamwe). Extrêmement rarement, voire quasiment jamais pour moi, le silence d’une victime aura incarné un doute quant à la véracité de son témoignage. Au contraire.
La pratique m’a enseigné que la victime de torture qui est « taisante » n’est pas celle qui manque d’emporter la conviction de celui qui l’écoute. Il faut être, selon moi, profondément humain et altruiste pour faire de son métier celui de l’écoute et du visionnage de l’inhumanité. Il faut faire cet effort de considérer la personne victime de torture dans son ensemble : son parcours de vie, son intellect, sa chair, son âme, son comportement, sa vie sociale, sa sexualité. Il faut être le plus humainement et professionnellement possible, réceptif à ce qu’elle a à nous dire ou À TAIRE, justement. S’il est louable de vouloir faire de l’espace de justice celui où il n’y a pas d’impossible à dire, cela doit être bien évidemment fait de telle manière a préserver la victime qui souhaite contribuer au procès.
Un élément dont je dois faire part et qui ne me semble pas anodin : en procédure, le silence se voit consacrer une réelle existence : il est comme on le dit dans notre jargon « transcrit en procédure ». Il existe dans le dossier. Il est sanctuarisé dans les procès-verbaux d’audition :
« Mention du procureur de la République », « Mention du juge », « Mention de l’Officier de Police Judiciaire » :
« La victime se tait, la victime reste muette, la victime pleure, la victime fait silence, la victime tremble … »
Pendant que le greffier note, que l’interprète traduit, le professionnel de justice qui interroge peut se consacrer à l’écoute et à l’observation des émotions de la victime qui est écoutée. Les mots sont retranscrits, les silences le sont aussi. Et ce verbatim, ces procès-verbaux font naturellement partie des pièces du dossier, lors du procès. Le silence existe en procédure, il a sa place dans le puzzle de la vérité judiciaire. La victime réagit comme elle le peut face au récit qu’on lui demande de livrer. Encore une fois, il s’agit bien souvent de devoir formuler l’indicible.
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En conclusion, la vérité judiciaire n’est pas une vérité absolue. Elle est une vérité qui émerge à la suite d’un travail procédural et d’enquête équilibré, à charge et à décharge. Elle progresse et chemine sur la base du recueillement d’un faisceau d’indices et de preuves concordants. Une convergence d’élément, pour culminer vers démonstration, (ici dans notre contexte de travail) celle d’une personne érigée en victime de crimes contre l’humanité, et d’une autre en tant que potentiel coupable de ces derniers.
Dans mon travail, j’ai pu constater que la parole comme le silence des victimes ont chacun une place notoire. Leur force probante respective se soupèse à l’aune des autres pièces du puzzle : les preuves documentaires, matérielles, digitales, électroniques, physiques, ADN, testimoniales. Encore une fois, nous évoquons ici les violations massives, les plus graves de la personne, de sa dignité et son psychisme : les crimes de masse et contre l’humanité. L’enjeu de mon travail (qui est diffèrent de l’enjeu du recueil de la parole en psychanalyse) est de consacrer procéduralement la parole, le témoignage, les mots, et de respecter, au milieu de cela, la place du silence, pour obtenir si possible, conjointement des éléments s’agissant de ce que l’on appelle les « actes matériels » de ces crimes (la pratique concrète du dispositif de torture, du viol, l’extermination, la stérilisation ou les grossesses forcées, tout ce qui constitue la matérialité du crime) comme tous les éléments qui concernent la personne ou les personnes possiblement responsables de ces actes.
Pour terminer sur une note porteuse d’espoir, je souhaiterais ajouter que contribuer, par ses mots ou ses silences au processus judiciaire c’est aussi, pour cette victime le fait de pouvoir bénéficier des vertus de la justice à l’égard de ce qu’elle a vécu. Armando Cote m’a beaucoup éclairée dans nos discussions. Il a évoqué à plusieurs reprises, s’agissant de notre travail auprès des victimes de crimes de masse, l’apport du psychanalyste Jacques Lacan et le fait que pour ces victimes d’atrocité, à un moment dans leur vie, le quotidien a basculé, « le corps a cédé à la situation ». Le travail de la justice à l’égard de ces crimes si particuliers est de replacer, dans le cadre d’une procédure pénale, le sujet (ses mots, ses émotions, ses gestes, ses silences et son comportement) au centre, faire rebasculer le sujet dans son entier (corps, âme, psychisme et cérébral) au cœur d’une nouvelle situation, en lien avec ce qu’il a vécu. Redonner la parole, le droit à l’expression des émotions et du silence, à la victime.
Le procès pénal qui peut être un levier pour « délier les langues » et rompre le silence justement, par un effet de groupe de victimes, peut aussi incarner un apport collectif, au-delà de l’intérêt individuel à voir sa cause, ses douleurs, son préjudice entendus. Il oblige certes à sortir de la dimension de l’intime, de la pudeur, du personnel, de la sphère privée par l’expression verbale, par le témoignage d’une victime, mais il peut être une consécration judiciaire par exemple de l’existence d’un conflit armé, d’une qualification qui peut avoir des résonnances politiques comme celle de la commission d’un crime de génocide qui vise un groupe ou une communauté particulière. C’est le travail de l’établissement d’une vérité judiciaire pour ces victimes de crimes contre l’humanité, l’établissement d’une responsabilité pénale, donc une sanctuarisation du préjudice, de la souffrance de la victime aux yeux de la société, la désignation d’une personne coupable de ce dommage, et une forme de réparation s’agissant de ce qu’elle aura vécu.
C’est une part de contribution à la « réhumanisation » de cette victime.
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[1] Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste au Centre Primo Levi.