Anny Dayan Rosenman, maître de conférences en littérature
Contrairement à beaucoup d’auteurs de cet ouvrage, je ne suis ni médecin, ni psychologue, ni magistrate, c’est dire que je ne suis pas en prise directe avec la souffrance des victimes. Je travaille sur des textes, des images filmiques, sur les témoignages de rescapés de situations extrêmes, en particulier de témoins de la Shoah. En quelque sorte sur des archives de la douleur.
Ces témoignages s’inscrivent dans un cadre historique, politique et sociétal, celui de la persécution, de la torture, de la mort de masse. Mais à l’intérieur de ces désastres collectifs, se dit aussi et toujours la souffrance, la destruction psychique, physique, la mort d’individus singuliers dont les paroles semblent s’adresser à chacun d’entre nous[1] à travers les murs de silence érigés de tout temps par les bourreaux
C’est pourquoi je voudrais, en ouverture, saluer le travail conduit dans le cadre du Centre Primo Levi. Un Centre qui se veut témoin de la violence qui sévit à travers le monde et un acteur engagé dans l’accueil, le soutien, et le difficile retour à eux-mêmes des victimes de cette violence.
Cette situation de médiation, le fait d’être les témoignaires[2] de ces récits ou les passeurs de ces textes, ne va pas sans risques pour celui qui en reçoit l’impact et pour ceux vers lesquels il les répercute. J’ai parfois eu la crainte que les étudiants qui les découvraient avec moi n’en soient irrémédiablement blessés. Car ces récits sont porteurs d’un savoir destructeur sur ce que l’homme a pu faire à l’homme[3]. Ils portent atteinte à notre croyance en l’homme et en la culture en tant que celle-ci peut et doit faire fonction « de rempart de l’individu contre le règne du meurtre » et constituer, comme l’écrit Nathalie Zaltzman, l’œuvre de pensée « qui cimente l’ensemble humain, capable d’intercéder entre l’homme et lui-même, entre chacun et les autres[4].». Ils suscitent, le plus souvent, une forme de sidération et de mutisme.
Mais il est vrai aussi que ces paroles et que ces œuvres, pour certaines parmi les plus puissantes du XXe siècle, nous obligent à nous interroger avec gravité sur ce qu’est notre commune humanité. On pense à L’Espèce humaine[5] de Robert Antelme ou à Si c’est un homme[6] de Primo Levi, qui posent cette question dès leur titre.
Sur la page destinée à être lue ou dans l’intimité de la séance, il s’agit de mots arrachés au silence. Et ce sont quelques dimensions de ce silence, puis d’un retour à la parole que je vais essayer d’aborder.
L’urgence de raconter, le désir de se taire
Ce qui frappe dans les témoignages qui touchent à une expérience de l’extrême, c’est la tension qu’on y perçoit entre parole et silence, entre l’urgence vitale de raconter, de trouver un autre humain qui écoute, et la défiance peu à peu installée quant à la validité de sa propre parole et quant à la capacité d’écoute de cet autre.
Voici ce qu’écrit Robert Antelme, résistant rescapé d’un camp satellite de Buchenwald (Gandersheim), dans l’avant-propos de L’Espèce humaine[7] :
« Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous, je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. Et dès les premiers jours, cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions en train de poursuivre dans notre corps…. À peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions.
À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraitre inimaginable[8]. »
Ainsi, le récit à peine amorcé s’interrompt, car celui qui commence à raconter suffoque, incapable de canaliser le flot de ses paroles ou de trier dans la densité magmatique du réel qu’il convoque, comme submergé par le surgissement anarchique de tout ce qu’il aurait à dire dans le même souffle, sans filtre et sans hiérarchie.
Dans les dernières pages de son témoignage, Antelme évoquera la réaction des soldats américains qui entendent les récits des survivants au moment de la libération du camp : « C’est effroyable ! oui vraiment ces Allemands sont plus que des barbares ! Frightfull, yes, frightfull. Oui, vraiment effroyable. » Et bientôt, écrit-il, le soldat n’écoute plus.
Le silence s’est installé pour des raisons propres à celui qui raconte, mais aussi à celui qui l’écoute, cet autre qui se défend d’un savoir qui le blesse, qui ne veut pas vraiment entendre : « Inimaginable, c’est le mot le plus commode ; se promener avec ce mot en bouclier[9]. »Et, un peu plus loin, Antelme ajoute que, devant le soldat, le détenu découvre qu’il est « en proie désormais à une connaissance infinie, intransmissible[10] ».
Quelques mois après la fin de la guerre, presque chacun des rescapés a fait une expérience semblable et peut évoquer un récit raté, interrompu, non entendu. Le rêve de retrouvailles, le retour au sein d’une communauté chaleureuse et empathique qui l’écouterait raconter son épreuve, s’est révélé être une illusion. En fait, comme les invités de la noce que le Vieux Marin de Coleridge retient de sa main spectrale[11], l’auditeur a souvent le désir de se protéger du récit qui lui est fait, de le faire cesser. Jorge Semprun le sait, qui, récusant le terme souvent paresseux d’indicible, écrit :
« On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable.. Mais peut-on tout entendre ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaires ? Le doute me vient, dès ce premier instant, cette première rencontre avec des hommes d’avant, du dehors, venus de la vie[12]. »
S’ouvre ce que l’on a pu appeler le temps d’un silence et d’un mutisme qui, pour certains, durera plus de dix ans. On peut rappeler que La Nuit, le premier texteen français d’Elie Wiesel date de 1959. Que Le sel et le Souffre d’Anna Langfus, de même que Le Sang du ciel de Piotr Rawicz, datent de 1961 et que ces œuvres sont contemporaines du procès Eichmann. Semprun ne publie une première forme de témoignage, Le Grand Voyage, qu’en 1963.
Que recouvrent les silences du témoin ?
Dans la décennie qui suit la guerre, l’impossibilité ou la difficulté à dire est imputée au langage. Le témoin est paralysé par le caractère dérisoire de ce qu’il peut transmettre. Tout récit lui semble une trahison à cause de la banalité des mots, de leur faiblesse, de leur inaptitude à évoquer la souffrance des corps ou le caractère inhumain de l’expérience vécue. Il se plaint d’un langage qui se dérobe, d’une lutte inégale avec les mots. Ainsi, Primo Levi note sobrement : « Notre langue manque de mots pour décrire ce crime, la démolition d’un homme », tandis qu’Anna Langfus qui, pourtant, s’acharna à écrire, affirme : « Un cri ne s’écrit pas.» Elie Wiesel est sans doute sur ce thème le témoin le plus explicite :
« Les mots me paraissaient bêtes, usagés, inadéquats, maquillés, anémiques : je les désirais brûlants. Ou dénicher un vocabulaire inédit, un langage premier ? Le langage de la nuit n’était pas humain, mais animal, sinon minéral : cris rauques, hurlements, gémissements sourds, plaintes sauvages [13]. »
Essayer de raconter cette mortelle expérience pourrait s’apparenter à une tragique, douloureuse et infructueuse tentative de traduction. Traduire (trahir ?), c’est passer d’une langue à l’autre, mais aussi d’un univers à l’autre. Qu’en est-il quand il s’agit de traduire Auschwitz ou Buchenwald[14] ? D’où le choix du silence. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Walter Benjamin, dans « Le narrateur »[15], évoquait déjà cette incapacité et ce troublant mutisme: « N’avait-on pas constaté au moment de l’armistice que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable.» Autant que « les gueules cassées », le permissionnaire silencieux est bien l’une des figures des désastres de cette guerre et de ses traumatismes. Quand il revient du front, c’est-à-dire d’un univers où « les repères symboliques se sont effondrés[16] », l’une des manifestations de cet effondrement est son silence.
De même, à la sortie des camps, l’ébranlement subi par le rescapé, son effroi au moment de l’épreuve, l’ont souvent rendu incapable d’intégrer la violence de ce qu’il vivait, a rendu impossible toute inscription de l’événement, qui reste comme fragmenté, dissocié de la conscience et de la mémoire volontaire, résistant à la mise en mots, à la mise en ordre, à la mise en sens que requièrent la narration et l’écriture. Il semble impossible de faire le récit de ce qui fut vécu dans une sorte d’absence à soi-même. Plus tard, l’excès de la violence vue reste autant inconcevable qu’informulable, hors langage.
Par ailleurs, comment « raconter » quand on considère son propre discours comme illégitime ?Car la seule parole désormais légitime serait celle des morts. Pour Brice Parrain, écrivain et survivant de la Grande Guerre cité par Carine Trevisan, « le vrai témoin est celui qui est muet parce qu’il est mort ». Et on retrouvera cette réflexion, cette méditation désespérée sous la plume de Primo Levi, en particulier dans les pages qui, dans Les Naufragés et les Rescapés, sont consacrées aux musulmans[17]. C’est en évoquant cette figure de désolation que, dans une formulation souvent citée, Primo Levi remet en question sa légitimité de témoin :
« Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux les musulmans, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale [18]. »
On remarquera que la page où se situe ce passage s’ouvre sur une apostrophe glaçante que le survivant s’adresse à lui-même : « Tu as honte parce que tu es vivant à la place d’un autre ? » Un glissement s’est opéré dans le texte. Le lecteur comprend que le doute et le tourment exprimés par le survivant portent sur la légitimité de sa survie autant que sur la légitimité de sa parole de témoignage.
C’est souvent, en effet, dans le silence ou dans une parole adressée à soi -même que se rejouent les enjeux de la survie[19], c’est-à-dire la lutte entre des forces de résilience et la puissance délétère de ce qui fut vu et vécu là-bas ; c’est-à-dire le rapport du survivant à ses compagnons morts et à sa propre survie. Une survie que, parfois, il semble ne pas se pardonner. Dans Le Sang du ciel [20]de Piotr Rawicz, on trouve cette terrible formulation : « Et gicle la survie comme une éclaboussure. » De même, l’essayiste Claude Mouchard commentera cette phrase du zek [21] Varlam Chalamov : « Survivre comportera nécessairement la honte de survivre. Honte de ce qu’on a vu [22] .» Car la honte est intimement liée au silence, une honte qui tourmente non le bourreau, mais la victime. La honte de ce qu’on a fait ou de ce que l’on n’a pas fait, la honte de ce que l’on a subi, la honte de son corps violenté, honte de ce que l’on a vu et que l’on n’aurait jamais dû voir, la honte d’être un homme.
Dans les silences du survivant à une mort de masse s’inscrit la dette des vivants envers les morts, des rescapés envers les naufragés. Mais cette dette est particulièrement destructrice pour qui a survécu à un génocide. Car, comme l’écrit Jean Hatzfeld évoquant le génocide perpétré par les Hutus contre les Tutsis : « Un génocide n’est pas une guerre particulièrement meurtrière et cruelle ; c’est un projet d’extermination totale[23]. » Il s’agit du projet de faire disparaître un groupe d’humains dans son entier, en tant que groupe. Il fallait tuer jusqu’aux nourrissons, jusqu’aux vieillards qui étaient convoyés à travers l’Europe pour être exterminés, il fallait s’attaquer à l’enfant à naître, saccager la filiation.Jusqu’au dernier. Sans doute faut-il se souvenir de la radicalité de ce cri de haine exterminatrice en un temps, le nôtre, où le terme de génocide est si souvent et si légèrement utilisé.
Dans un monde où les nazis ont organisé une comptabilité perverse qui veut que toute vie épargnée le soit aux dépens d’une autre vie, survivre c’est devoir penser qu’un autre est mort à sa place. Qui a connu les quotas d’arrestation pendant les rafles, les certificats de travail dans les ghettos, l’expérience de la sélection dans les camps, ne peut échapper à ce doute ravageur : « Ce n’est qu’une supposition, moins, l’ombre d’un soupçon, mais elle ronge ; elle est nichée profondément en toi comme un vers, on ne la voit pas de l’extérieur, mais elle ronge et crie », écrit Primo Levi dans ce dernier texte sombre et désespéré où il semble exprimer pour lui-même un soupçon qu’il n’évoquait pas dans Si c’est un homme. Dans une douloureuse introspection, Elie Wiesel revient, lui aussi, à plusieurs reprises sur ce sentiment obsédant : « Je vis, donc je suis coupable ; si je suis encore là, c’est parce qu’un ami, un camarade, un inconnu est mort à ma place[24] .»
Ce sentiment est d’ailleurs propre à toute situation où la torture et la mort toujours en surplomb, semblent choisir comme au hasard. Je pense au film de Costa Gavras, Missing, sorti en 1982, qui se situe au Chili pendant le coup d’Ėtat de Pinochet, et à ce regard échangé entre deux prisonniers de la junte militaire alors que l’on emmène l’un d’entre eux, sans doute vers l’exécution ou la torture.
Corollaire d’une méfiance profonde envers la parole, il existe aussi une sorte d’accord avec le silence. Pour les rescapés de la Shoah qui se rattachent à la tradition mystique juive, le silence a ses exigences et sa force propre. Aharon Appelfeld raconte que son grand-père, un homme pieux, lui apprenait à écouter le silence. Il dit, parlant de sa propre écriture : « C’était une lutte pour conserver le silence : le silence entre les phrases, le silence dans les paragraphes, pour que l’ensemble pénètre le cœur du lecteur avec les dits et les non-dits [25].» Et Elie Wiesel, issu d’un milieu religieux hassidique, se réfère au même héritage empreint de mysticisme où le silence serait l’une des modalités du dire, présentant ainsi une double dimension, celle de la communication silencieuse presqu’ineffable et celle de l’expérience incommunicable. L’œuvre wieselienne est d’ailleurs peuplée de personnages silencieux : enfants muets, fous aphasiques, témoins suspendant leur récit, rabbins refusant l’usage de la parole ou de la prière et répondant par leur silence au silence de Dieu. « Tout homme à qui on arrache la langue devient mon ami [26] », confie l’un des personnages, tandis qu’un autre protagoniste a pour seul nom le Silencieux .
Dans les grands textes de témoignage, ce silence est signifié au cœur de l’ écriture. Que l’on pense aux textes brisés, fragmentaires, de Charlotte Delbo[27], à ces instantanés qui tirent leur puissance des zones de silence qui les entourent et qui sont seules capables de ramener à la conscience ce qu’elle qualifie de mémoire profonde, une mémoire du corps où le sens de mots comme faim, froid ne peut être partagé avec le lecteur. Chez Celan, mais aussi chez Wiesel, Semprun, Langfus, Amery, Borowski, de façon continue ou par sombres fulgurances, dans la trame du récit ou dans les failles de son architecture, on retrouve un autre versant de l’écriture, travaillée par le désir de rendre compte, au cœur-même du texte, de la persistance d’un irréductible noyau d’incommunicabilité, d’une mise en échec de la parole et de l’écriture.
Dans ce silence qui est à la fois prison et refuge, le survivant dialogue avec ses morts et avec cette part de lui-même qui est restée avec eux. C’est le cas de tant de poètes yiddish s’adressant à leurs proches anéantis. Ces dialogues muets, comme les rêves qui les hantent, signent une non-séparation entre les mondes.La violence du traumatisme a été si forte qu’elle a ébranlé les frontières entre mort et vie.
Raconter
Revenir à la parole, ce n’est pas seulement s’adresser aux vivants, c’est aussi accomplir le désir des morts, s’acquitter d’une dette. Car l’injonction de raconter constitue souvent l’une des dernières paroles entendues avant la sélection, la séparation d’avec l’englouti dont la trajectoire fut semblable et dont le destin aurait pu être le sien. Raconte ! Le caractère sacralisé de cette mission est inlassablement répété dans le paratexte (préfaces, interviews, exergues) et dans le corps même du texte.
« De vous qui partez, quelques-uns vont survivre peut-être, je n’en suis nullement sûr. Mais, si cela vous arrive, souvenez-vous de tout, souvenez-vous bien. Votre vie ne sera pas une vie. Ėtrangers, vous allez le devenir à tous et à vous-mêmes. La seule chose qui compte, qui va compter, c’est la vertu des témoins. Soyez témoins et que Dieu vous garde[28]. »
Ces paroles sont adressées à deux jeunes gens qui se préparent à s’enfuir du ghetto à la veille de sa liquidation et qui se voient confierla mission de témoins. Un témoin qui, pour être fidèle au désir des morts, devra parler, en son nom et pour ses compagnons désormais sans voix. Il devra témoigner des circonstances atroces de leur mort, mais aussi de leur vie, rappeler, pour les sauver de l’anonymat, qu’ils ont eu un nom, un visage, qu’ils ont été des individus singuliers et irremplaçables. Mais, en même temps, et c’est l’une des apories du témoignage, il voudrait rester fidèle au silence qui est leur être même, ne pas se séparer de la communauté des morts à laquelle il se sent appartenir.
Revenir dans le langage
Le processus qui consiste à exclure la victime du genre humain ou du corps social passe toujours par le silence imposé. Il implique l’étouffement de sa voix, l’exclusion de sa parole politique, sociale, citoyenne. Les murs matériels qui entouraient les ghettos, qui entourent aujourd’hui d’autres prisons politiques, ont été précédé, avant le déchaînement de la violence, par des règlements administratifs et des interdits dressés devant celui qui a perdu la possibilité et le droit de se faire entendre dans l’espace public. C’est pourquoi revenir dans le langage, pouvoir témoigner, correspond à un retour dans le corps social et dans l’humanité dont on avait voulu l’exclure.
De plus, le rescapé prend vite conscience que son silence se ferait complice du travail d’oubli et que sa parole, pourtant si fragile, est en lutte contre une entreprise concertée de meurtre, de dénégation et d’effacement des traces, le négationnisme faisant partie du projet génocidaire.
Le plus souvent, le processus de témoignage est ressenti dans sa dimension positive. S’il est reçu comme une parole pour l’Histoire, il est aussi perçu comme un moment essentiel, une phase de restauration de l’être dans son statut, dans son rapport à l’autre et à lui-même. Michael Pollak[29] a beaucoup insisté sur cette dimension reconstructrice qui fait que, pour lui, les témoignages doivent être considérés non seulement dans leur dimension factuelle d’attestation, mais comme des processus de reconstruction de l’identité.
Cependant, pour témoigner, il faut sortir d’un silence qui parfois protège. Il s’agit d’un moment périlleux, justement dans la mesure où il réitère l’unité, la continuité de l’être. Et il est peu de textes qui mettent en jeu une relation de soi à soi aussi tragique que celle qui, dans le récit du témoin, réunit l’homme qui témoigne ici, dans le présent de l’entretien ou de l’écriture, à celui qu’il fut là-bas dans une autre planète. Parler, c’est se livrer au jugement des auditeurs, des lecteurs, risquer un mouvement de recul, l’expression d’un jugement. C’est se mettre en danger de se juger soi-même avec les yeux du présent. Et le jugement de celui que le survivant est redevenu hors du camp, dans la vie normale, est souvent dénué d’indulgence. Il peut prononcer contre lui-même des condamnations silencieuses ou non formulées, mais sans appel.
Sortir du silence et se retourner vers ce que Primo Levi qualifiait d’eau périlleuse, c’est aussi défaire un dispositif de « défenses mutilantes, mais protectrices», c’est risquer de faire advenir la violence des affects mis à distance pendant et après l’épreuve. Jorge Semprun est conscient de ce danger lorsque, lucidement, il intitule l’un de ses livres L’Ėcriture ou la Vie[30].
Ce sont bien ces dangers qui imposent aux psychanalystes et aux thérapeutes une réflexion liée aux processus de témoignage[31].
L’interruption, le silence
Je voudrais, pour terminer, évoquer le film de Claude Lanzmann, Shoah, sorti en 1985, qui a su rendre visible les enjeux du processus de témoignage, la lutte entre parole et silence, mais aussi le rôle signifiant du silence en tant qu’interruption de la parole, parfois plus signifiante que la parole : interstice entre les mots, suspens de la narration, syncope de la voix ; de même que ce qui le traduit dans l’écriture : l’ellipse, les points de suspension, les ruptures du texte, la page blanche.
Une séquence du film est restée gravée dans les mémoires : celle où Avram Bomba, survivant du Sonderkommando de Treblinka raconte comment il devait couper les cheveux des femmes dans une pièce à l’entrée de la chambre à gaz. Il relate le moment où l’un de ses compagnons a vu entrer dans cette pièce sa femme et sa sœur[32].
Ce qui frappait, au début du récit, c’était sa dimension factuelle, comme déshabitée, l’absence apparente d’émotion ou d’affect. À Claude Lanzmann qui lui demande ce qu’il ressentait à l’époque, il commence par ne pas répondre, puis donne une réponse laconique : « Vous savez, ressentir, là- bas…»
Mais, soudain, le récit s’interrompt. Le témoin ne peut plus parler et, donnant tous les signes physiques de la détresse, demande qu’on arrête la caméra qui, pourtant, continue de tourner tandis que le témoin prolonge son silence, incapable de reprendre la parole. Ce qui installe en nous une tension et une attente insupportables, nous fait entrevoir un gouffre sans fond où il nous entraîne avec lui.
Aucun mot n’aurait cette puissance.
Cette violente interruption témoigne de ce qui s’est passé à l’entrée de la chambre à gaz, mais témoigne aussi de l’intensité de ce qui se passe en Abram Bomba, à ce moment précis. Ce qu’il exprime non par la parole, mais par un silence abyssal et signifiant, tandis que des affects «gelés» semblent le rejoindre. Des affects peut-être non ressentis, non advenus au moment de l’épreuve, et qui, à ce moment de son histoire ( face à celui qui l’écoute avec une insistance impérieuse et fraternelle, dans ce salon de coiffure où il joue son propre rôle) peuvent briser une gangue de stupeur, et, par l’intermédiaire de cette médiation, rejoindre celui qu’il fut et qui, pour survivre, s’était dissocié de cette partie de lui-même.
Quand il reprendra la parole, le récit du témoin paraitra presque anodin comparé à la puissance de cette fracture. Ce que cette séquence nous fait comprendre, c’est qu’iI faut des mots pour percevoir le silence qui les interrompt, de même qu’il faut de l’écriture et des espaces creusés dans cette écriture pour percevoir le versant muet du texte.
[1] Viens vers moi, toi citoyen libre du monde .. Viens mon ami et vois.Ce sont les mots de Zalman Gradowski, membre d’un Sonder Kommando de Birkenau qui a enfoui son témoignage à Birkenau à côté des crématoires, avant d’être liquidé comme tous ceux qui étaient au cœur du secret de la machine d’extermination.
[2] R. Waintrater, Sortir du génocide. Témoignage et survivance, Paris, Payot, 2003, nouv. éd. 2011.
[3] L’expression est de Primo Levi. Elle a été reprise par la philosophe Myriam Revault-d’Allonnes.
[4] Nathalie Zaltzman, La Résistance de l’humain, Paris, PUF, 1999, Introduction.
[5] R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1978.
[6] P. Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987.
[7] R. Antelme, op.cit.
[8] Ibid.« Le besoin de raconter aux “ autres ”, de faire participer les “ autres ”, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre. » P. Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, avant-propos.
[9] C’est le même constat qu’énonce Charlotte Delbo : « Je reviens d’au-delà de la connaissance, il faut maintenant désapprendre, je vois bien qu’autrement je ne pourrai plus vivre. »
[10] R. Antelme, op.cit., p. 317.
[11] S. T. Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner, cité par Primo Levi en ouverture de son dernier livre, Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, traduit de l’italien par André Mauger, Paris, Gallimard, 1989.
[12] Jorge Semprun, L’Ėcriture ou la Vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 26.
[13] Elie Wiesel, Pourquoi j’écris. Paroles d’étranger, Seuil, coll. Points, 1982, p. 8.
[14] Le silence dont j’essaie ici de parler peut aussi se lire au prisme de la langue . Il faudra souvent que le témoin change de langue pour pouvoir livrer son récit, parce qu’il est un exilé, parce qu’il est parfois impossible de conduire ce récit de destruction dans sa langue maternelle et que le passage d’une langue à l’autre établit, comme toute médiation, un écart, une forme de mise à distance qui permet la parole.
[15] W. Benjamin, « Le narrateur », Ėcrits complets 3, Paris, Gallimard, 2000, p. 115.
[16] Voir à ce sujet le beau livre de Carine Trevisan, Les Fables du deuil. La Grande gGerre. Mort et écriture, Paris, PUF, 2001, p. 155.
[17] Dénomination énigmatique qui, dans le jargon concentrationnaire, désignait les détenus détruits, vivant à la limite de la mort et de la vie , qui n’étaient plus qu’un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts.
[18] P. Levi, Les Naufragés et les Rescapés, op.cit., p. 96-97.
[19] Concernant ces thèmes, je me permets de renvoyer à mon livre :A. Dayan Rosenman, Les Alphabets de la Shoah. Survivre,témoigner, écrire, Paris, CNRS Editions, 2007, puis Biblis poche en 2013.
[20] P. Rawicz, Le Sang du ciel, Paris, Gallimard, 1961.
[21] Prisonnier du Goulag.
[22] Claude Mouchard, « Têtes chercheuses ( En lisant Chalamov) », in Les Cahiers de la villa Gillet n°3, mai 1996.
[23] J. Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil, coll. Points, 2000, p. 8.
[24] E. Wiesel, Le Chant des morts, Paris, Seuil, 1966, p. 186.
[25] A. Appelfeld, Histoire d’une vie, Paris, Ėd de l’Olivier, 2005.
[26] E. Wiesel, Les Portes de la forêt, Paris, Seuil, 1964.
[27] C. Delbo, Le Convoi du 24 Janvier, Paris, Les Belles Lettres, 1965 ; Aucun de nous ne reviendra, Paris, Les Belles Lettres, 1970 ; Une connaissance inutile, Paris, Les Belles Lettres, 1970.
[28] P. Rawicz, Le Sang du ciel, op.cit., p. 29.
[29] Michaël Pollak, L’Expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 1990.
30 Jorge Semprun, L’Ėcriture ou la Vie, op. cit.
[31] Je renvoie à l’œuvre de trois psychanalystes qui ont travaillé sur le témoignage et développé les problématiques évoquées dans de nombreux articles, puis dans certains de leurs livres : J.-F. Chiantaretto, Le Témoin interne. Trouver en soi la force de résister, Paris, Aubier, 2005. R. Waintrater, Sortir du génocide. Témoignage et survivance, Paris, Payot, 2003, puis 2011. R. Rosenblum, Mourir d’écrire ? Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, Paris, PUF, 2019.
[32] Peut-être, en fait,s’agit-il de la femme et de la sœurd’Avram Bomba.