Pauline LANGLADE.
Dans ma pratique quotidienne en tant qu’assistante sociale, et particulièrement dans ma pratique au sein du Centre Primo Levi, je me suis beaucoup questionnée sur le thème « Silences et écoute ». Voici l’écho que ce thème a produit en moi au travers de ma pratique quotidienne et des moments d’histoire avec les personnes que je rencontre.
« Silences et écoute » renvoie à la parole, qui renvoie elle-même à l’interaction entre plusieurs individus (un.e patient.e du centre et l’assistante sociale). Il y a celui ou celle qui parle, celui ou celle qui écoute, mais aussi celui ou celle qui reste silencieux, celui ou celle qui entend.
Qu’écoutons-nous ?
Les personnes que nous accompagnons ont vécu l’indicible : ce qui ne peut être dit. Si leurs vécus, leurs histoires, leurs parcours font partie de ce qu’ils ou elles sont, ils sont aussi constitués de leurs familles, de leur entourage, de leurs amis, de leurs maisons, de leurs quartiers, de leurs habitudes, de leurs disparus, de leurs arrachements, de leurs blessures, de leurs cicatrices.
La réalité du quotidien compose aussi leur histoire. Quelle est la réalité de la vie de Madame ou Monsieur ? De cet enfant mineur non accompagné, de cet adolescent, de cet enfant ou de cette famille, dans sa vie de tous les jours, en France ?
Avant d’aborder la question du quotidien, il me semble nécessaire d’introduire la notion d’accueil. Qu’est-ce que l’accueil et quelles sont ses formes dans les différentes instances et institutions en France ?
L’arrivée en France prolonge un parcours d’exil très long et empreint de violences. Pour les personnes exilées s’en suit la demande d’asile. Elles demandent la protection de l’État car leur vie est en danger dans leur pays d’origine. Cette démarche débute par la composition d’un numéro de téléphone, suivi d’heures d’attente pour réussir à joindre l’OFII [1] afin d’obtenir un rendez-vous de dépôt. Nous pouvons d’emblée interroger la question de l’accueil : est-ce qu’un État doit accueillir des personnes exilées au travers de plateformes téléphoniques ? Une plateforme téléphonique constitue-t-elle un lieu d’écoute et d’accueil ?
Par ailleurs, cette étape est souvent couplée avec des appels vers le 115 pour demander une mise à l’abri, laquelle n’aboutira que rarement, tant il y a de personnes qui composent ce numéro. Lorsque cet appel aboutira, la réponse sera majoritairement la suivante : « Rappelez plus tard ou demain ! Malheureusement, il n’y a pas de place ». Il s’agit donc d’un accueil très précaire.
Ensuite vient le dépôt admnistratif de la demande d’asile et la demande de conditions matérielles d’accueil. Celle-ci oriente théoriquement les personnes, mais en fait les places au sein de la loterie des places d’accueil. La singularité de chaque situation n’est pas prise en compte.
Les différentes institutions d’accueil sont violentes auprès des personnes exilées – même si elles le sont souvent malgré elles – parce qu’elles sont prises dans des injonctions multiples et paradoxales. L’arrivée sur le territoire français n’est pas la fin d’un parcours d’exil, mais le début d’un très long chemin qui ne garantit pas la protection des personnes exilées.
L’injonction à répondre ne s’arrête pas : « D’où venez-vous ? Quelle est votre nationalité ? Quel chemin avez-vous fait ? Par quel pays d’Europe êtes-vous arrivé.es ? Pourquoi êtes-vous parti.e de votre pays d’origine? »
L’’OFPRA [2] ou encore la CNDA [3] qui sont des lieux de recueil admnistratif et juridique de l’histoire des personnes exilées sont en fait principalement des lieux d’interrogatoire. Il est demandé aux personnes d’exposer leur vie sans filtre, sans discrétion, de détailler les faits et raisons qui – selon ces instances et pas selon le vécu de la personne – justifieraient qu’elles aient fait le choix de la survie et aient dû quitter leur pays en laissant derrière elles tout ce qui constituait leur vie.
Il faut donc alors exposer, prouver, circonstancier, justifier, décrire, détailler. Aucune place n’est faite à l’oubli, à la confusion ou à une certaine distanciation affective nécessaire pour se protéger. La pudeur qui cherche à voiler l’intime n’est pas la bienvenue.
Ces instances interrogent… mais écoutent-elles et qu’entendent-elles?
Comment accorder sa confiance à un État auquel on demande protection lorsque dans de nombreuses situations, les instances qui recueillent les éléments qui constituent la vie d’une personne, sont des lieux de reproduction de la violence qui suspectent, doutent, et remettent en cause ? On a le sentiment que ces instances sont dans l’attente de ce qu’elles veulent entendre, de ce qui doit etre dit, plutôt que dans une disposition d’accueil d’une parole si difficile à livrer.
Un motif de rejet écrit sur une décision de l’OFPRA, « Monsieur parle de façon détachée de son histoire ». Il n’y a donc ici aucune place à cette distanciation pour se protéger.
Voici un autre exemple de justification de rejet émanant de la DEMIE [4] qui ne reconnaît pas la minorité d’un garçon de 16 ans, ne pouvant donc garantir sa protection de ce fait :
« ne possède pas de document d’identité permettant d’établir sa minorité, semble plus mature que l’âge qu’il déclare avoir, manque de cohérence dans les étapes de son parcours ». Ce jeune garçon a traversé la moitié de l’Afrique en passant par des déserts, la Libye, la mer Méditerranée, l’Italie. Face à cette réponse, il me dit : « je ne savais pas que je devais prendre des notes pendant mon parcours. Et pour mes papiers, ils sont dans la Méditerranée, ils veulent quoi, que je retourne les chercher ? »
Comment travailler dans mon espace au sein du Centre Primo Levi, tout en prenant en compte ce continuum de violence, les conditions d’accueil inadaptées et déshumanisées, l’extrême précarité et l’injonction à la parole. Comment, à l’inverse, faire de cet espace un lieu d’accueil, d’écoute, de suspension du jugement et de confiance afin de permettre un accompagnement social ?
Un élément primordial de l’accueil au Centre est d’avoir la chance de travailler avec des interprètes professionnel.les, et ainsi de permettre à la personne accueillie de s’exprimer dans sa langue, de pouvoir la rencontrer et échanger dans son idiome.
Connaître dans le détail le parcours et le vécu de la personne accompagnée est-il nécessaire dans le cadre du travail d’accompagnement social ?
J’ai appris dans ma pratique quotidienne que pour accompagner une personne, j’ai besoin d’avoir notion des effets de son parcours traumatique plutôt que des faits précis. C’est d’ailleurs une des grandes richesse du travail pluridisciplinaire de comprendre mieux ces effets en échangeant avec mes collègues, et d’adapter l’accompagnement social au plus près des besoins de la personne, en prenant en compte ses possibilités et sa temporalité. Cette dernière est essentielle mais très peu prise en compte ailleurs.
Ce qui constitue le quotidien des personnes, la réalité de leur vie d’aujourd’hui me permet de travailler. Qui sont-elles? Où vivent-elles? Comment mangent-elles? Les enfants sont-ils scolarisés? Y a-t-il un accueil en crèche? Comment organisent-elles leurs journées? Que font-elles pendant leur journée ? Qu’aiment-elles faire ? Ont-elles des passions ?
C’est sur tous ces éléments que je vais essayer de m’appuyer dans l’accompagnement. Je travaille sur les effets, à partir de leur réel et j’essaye de pouvoir donner de la compréhension, des repères, du sens à ce qui est demandé dans cette société d’accueil. De surcroît, je vais essayer de susciter du désir, du plaisir et mais surtout de faire recirculer du vivant.
Je ne travaille pas uniquement « une situation », une « une démarche ». En fait, je saisis l’occasion d’une démarche pour créer un lien avec la personne accompagnée, lui donner des repères et lui permettre de retrouver une place de sujet dans sa vie. Reconstruire un repère là où tous les repères ont été arrachés.
Le but est de pouvoir accompagner vers une autonomie, certes, mais l’intention est de respecter la temporalité de la personne et de ne pas brusquer les choses. Il s’agit de respecter le temps de l’autre, et d’essayer de le faire concorder avec la temporalité des obligations administratives qui est imposée et à laquelle on ne peut qu’à peine déroger. Faire « à la place » en montrant ce qu’on fait et en donnant des explications sur la démarche offrira à la personne plus tard la possibilité de s’approprier elle-même cette démarche. Donc oui, parfois c’est faire à la place, parfois c’est faire ensemble, parfois c’est rassurer en regardant ensemble que le formulaire que la personne a renseigné est complet, et parfois c’est être là, à côté, porter.
Le respect de la temporalité de la personne est primordial dans l’accompagnement social, là où elle est bousculée par des injonctions temporelles souvent paradoxales. En voici un exemple : une femme que j’accompagne obtient le statut de réfugiée, puis suit ce que l’État appelle le « processus l’intégration ». S’enchaînent la reconnaissance du statut de réfugié qui permet la demande de RSA, l’inscription à Pôle Emploi, la demande de logement social et la recherche de travail. « On me demande de travailler, alors que je ne suis pas encore officiellement née », s’étonne-t-elle. En effet, elle n’a pas encore reçu son acte de naissance de la part l’OFPRA, qui requiert en moyenne un an avant d’être établi.
Pour illustrer ma pratique, je pourrais évoquer de nombreuses personne accompagnées. J’en choisi une, une femme, rencontrée pour la première fois en septembre 2021. Madame était en France avec ses deux enfants, une fille de dix ans et une seconde d’un an. Elle a accouché de sa deuxième fille en France, et a vécu avec sa plus grande fille le parcours migratoire. Elle est venue sur orientation d’un collègue psychologue. La famille vivait dans un centre d’hébergement. Il s’est s’agi d’abord de comprendre où en était la situation de Madame et de ses filles. Leurs droits étaient-ils ouverts? Quels étaient les partenaires qui intervenaient auprès de la famille? Et aussi : est-ce que sa fille avait le nécessaire en fournitures scolaires?
Nous avons alors abordé ensemble son quotidien, la manière dont elle s’organisait. Elle m’a expliqué toute son organisation avec ses filles, comment se déroulait la préparation du matin, le petit déjeuner proposé par le centre d’hébergement, comment elle emmènait sa grande fille au collège et allait ensuite déposer sa plus petite à la crèche dans un autre arrondissement de Paris. Puis elle m’a raconté ses fin de journée, la sortie de la crèche et du collège, la soirée avec ses filles, ses difficultés à s’endormir et à se reposer. Madame ne me parlera pas à ce moment-là du reste de sa journée. Nous avons évoqué la question des besoins de base et des orientations nécessaires pour répondre à ses besoins, je lui ai fourni l’adresse d’un vestiaire solidaire pour des vêtements d’hiver pour la famille. C’est à cette occasion que je me suis permise de lui demander : « Mais comment se déroule la journée pour vous? Après avoir déposé vos filles au collège et à la crèche, qu’en est-il de votre journée à vous, Madame ? »
Elle m’a parlé des différents rendez-vous auxquels elle se rendait, notamment au centre de soins, avec les professionnels du centre d’hébergement, les quelques courses qu’elle faisait. Que faisait-elle dans la journée quand elle n’avait pas ces rendez-vous ? Elle m’a répondu qu’elle ne faisait rien. Elle rentrait dans sa chambre, fermait les rideaux et ne faisait rien. Qu’est-ce que c’était ne rien faire pour elle ? Avant elle faisait la cuisine, s’occupait des tâches ménagères, etc. mais aujourd’hui, c’était différent.
Qu’aimait-elle faire ? Y avait-il quelque chose qu’elle faisait dans son quotidien qui lui donnait de la joie ? Elle a réfléchi et ma répondu qu’elle chantait. Chantait-elle toujours ? « Non », m’at-il répondu. Très spontanément, je lui ai demandé « même pas sous la douche? », elle m’a alors répondu que « si » ! Elle chantait donc encore !
Et là, quelque chose pour moi s’est ouvert dans notre espace, Madame m’a livré quelque chose de sa personne, de ce qu’elle est. Nous avons discuté de musique qu’elle aime beaucoup mais qu’elle n’écoutait pas. Je lui ai montré qu’avec son téléphone, elle pouvait écouter de la musique grâce à des plateformes et lui ai précisé comment l’utiliser, bien que sa fille maîtrise totalement l’utilisation du téléphone. Nous avons poursuivi sur la musique qu’elle écoutait et qu’elle aimait, et sur ce que ça lui procurait. Ainsi, elle a pu trouver des morceaux de musique de son pays qu’elle affectionne. Avant de rédiger les différents courriers d’orientations et que je les lui relise, je lui proposais que pendant cette rédaction nous écoutions un morceau de musique qu’elle choisissait. Madame semblait d’abord étonnée de ma proposition – peut-être que l’on ne pense pas que l’on peut écouter de la musique dans un entretien avec une assistante sociale … et en même temps, pourquoi pas ? – mais a montré de l’enthousiasme à cette idée qu’elle a acceptée. Aimait-elle la musique classique ? Elle a aquiescé. J’ai choisi un morceau de musique classique que je trouvait calme et sans parole, en espérant qu’il lui permettrait de faire une pause dans son quotidien si lourd, qu’il lui offrirait un moment loin de sa réalité et qu’il lui apporte un peu de douceur. J’ai choisi le Concerto pour clarinette de Mozart. J’ai lancé la musique, Madame a fermé les yeux. Elle oscillait en rythme et j’ai commencé à écrire mes différents courriers. Madame s’est endormie dans mon bureau.
Au-delà du pouvoir et de la résonance que la musique peut produire en chacun d’entre nous, c’est en prenant le temps de comprendre la réalité du quotidien de cette femme que j’ai pu lui faire cette proposition.
Lors des rendez-vous suivants nous avons reparlé de ce moment qui, m’a-t-elle dit, l’a beaucoup apaisée. Le centre d’hébergement où elle résidait n’avait plus de wifi à cette période, nous avons donc cherché une solution pour qu’elle puisse avoir un accès internet.
Quelque temps plus tard je l’ai questionnée sur son sommeil : « Je m’endors avec Mozart », m’a-t-elle répondu. Aujourd’hui, il y aussi Tchaikovsky et Debussy. Et depuis, Madame chante des chansons à sa fille le vendredi soir, dans sa salle d’attente du centre Primo Levi.
Ce n’est pas que la somme des tortures et des violences qui constitue la personne que j’ai en face de moi. Ai-je besoin de tout savoir pour les accompagner ? D’avoir les faits en tête ? Je pense que non. Et d’ailleurs, une personne dit-elle l’essentiel si elle dit tout ? Ne pas reproduire les interrogatoires répétés des instances et des multiples institutions permet de préserver la pudeur des personnes. Cela permet également de me préserver, en tant que professionnelle, d’images qui risqueraient de m’envahir et préserve ainsi la relation d’aide engagée, où l’accueil et l’écoute sont au centre de l’accompagnement et permettent de tisser ce lien si important. Et peut être qu’un jour, si elle le souhaite, la personne accompagnée se livrera à moi en me confiant quelque chose qui fait partie de son histoire qui n’aura jamais été abordé jusque-là. Comme, par exemple, une femme qui m’a raconté sa vie au village, le marché où elle aimait aller faire ses courses, et que lorsque l’on mange une tomate et qu’un pépin tombe sur le sol si fertile du Congo, la tomate va pousser.
Un de mes souhaits, dans ma pratique, est précisément de créer un espace de travail autour du principe de réalité qui souvent suscite de la colère, de la frustration, de la tristesse, de la détresse, des questionnements, de la plainte, d’accueillir cela et d’essayer d’y donner un sens, afin de « faire repère », là où l’exil a tout arraché. Il est nécessaire de travailler avec les patient.es pour qu’ils et elles bénéficient de leurs droits, leur assurant des conditions de vie les plus dignes possibles. Et là où il n’y a pas de réponse à apporter, pas de solution immédiate : être tout de même présente et prendre le temps d’expliquer la réalité des dispositifs. Par cet espace d’accueil, d’écoute, de travail, j’offre à la personne le choix de pouvoir s’exprimer ou non comme personne et de choisir ou non de parler de son parcours. Faire « repère » c’est donner sens : signer une demande d’ouverture de droit à l’assurance maladie si l’on ne comprend pas ce que l’on signe me semble inenvisageable. Dire « il faut attendre », sans expliquer pourquoi, laisser les personnes dans le silence d’une attente est pour moi également inenvisageable. « On me dit de m’inscrire à Pôle Emploi, mais je ne sais pas ce que c’est Pôle emploi » ! Quel sens cela a-t-il ?
L’institution dans laquelle j’exerce permet de prendre ce temps d’accueil dans les meilleures conditions possibles, notamment grâce au travail avec les interprètes professionnel.le.s. Les personnes avec qui nous travaillons ont été réduites à l’état d’objet, dépendantes de la volonté et du caprice de l’autre Elles sont aujourd’hui soumises aux injonctions du pays d’accueil, sans avoir réellement de pouvoir ni de choix. Nous essayons donc avec les moyens que nous avons : l’interprétariat, la pluridisciplinarité, le travail d’équipe, d’accueillir, d’écouter, de considérer, de respecter la singularité de tou.te.s, et d’accompagner au plus près de leurs besoins pour leur redonner une possibilité de décision, de choix, de vœux, de désir, donc une place de sujet.
Nos patients ont un vécu, une histoire personnelle traumatique, qui peut s’entremêler avec la grande histoire, celle de communautés, de nations, d’États. Mais cette histoire continue de s’écrire, pour un moment avec le centre Primo Levi, et elle continuera de s’écrire après le centre Primo Levi.
[1] Office français de l’immigration et de l’intégration
[2] Office Français de Protection des réfugié.es et des Apatrides.
[3] Cour nationale du droit d’asile
[4] Dispositif d’évaluation des Mineur.es isolé.e.s étranger.e.s