Armando Cote, psychologue clinicien, psychanalyste (Centre Primo Levi)
Comment regarder le réel en face ? Comment contempler les ténèbres ? Les savoirs universitaires ne nous protègent pas de la rencontre du réel, et notre condition subjective non plus. Je constate que si j’ai pu travailler au centre Primo Levi plusieurs années, ce n’est pas grâce au savoir acquis à l’université pendant plusieurs années, mais plutôt grâce à mon expérience vécue dans un pays où la violence est quotidienne, la Colombie. Si je peux faire face au réel, me semble-t-il, c’est grâce à ma remise en question permanente et au refus de croire que je sais quelque chose du réel. C’est grâce à ce refus que je tente de « faire collectif ». Ce refus a été appelé à une époque la dogta ignorance .
Cette expérience redoublée à celle de mon analyse rend compte d’une clinique qui est remplie de discontinuités et de non-sens. Cette expérience m’a rendu libre d’accompagner chaque patient à partir de ce qu’il dit, sans vouloir le pousser à dire, parce que la valeur d’un silence est aussi importante que celle d’une parole. C’est la base de l’écriture poétique de l’inconscient. Je le confirme dans chaque suivi : rien n’est généralisable face au réel.
Le grand silence.
Les effets cliniques de l’obtention de l’asile politique sont multiples selon l’individu. Elle va de l’euphorie jusqu’à la dépression. La logique de ces réactions est déductible au cas par cas, impossible de faire une généralité. En revanche, on pourrait s’attendre qu’une fois les droits acquis, les personnes se tournent vers la justice pour dénoncer les auteurs des crimes et des violences. Mais, c’est un grand silence qui s’en suit. Comment l’interpréter ? Le constat est écrasant, ils sont peu nombreux celles et ceux qui réclament justice pénale. Au-delà des raisons sociologiques ; de pression d’un groupe et bio-sécuritaires du danger réel que pourraient courir leurs proches, je voudrais donner des raisons cliniques. Dans les lignes qui suivent, je vais tenter de rendre compte des échanges que j’ai eus avec Myriam Fillaud que je tiens à remercier pour la richesse de nos échanges.
Les silences et le temps.
Le silence est en étroit lien avec le temps . C’est une notion dont nous avons tous l’expérience, mais comme Saint Augustin disait du temps : qu’est-ce que c’est le temps ? Si personne ne m’interroge, je sais, si je vais répondre, je l’ignore. Pour le silence j’éprouve la même difficulté. Il s’agit d’un objet difficile à cerner et à manier, mais son usage est crucial dans la direction d’une cure. Le silence peut faire coupure, scansion temporelle et interprétation. Il faut le définir.
Pour introduire mon propos, je vous propose de commencer par délimiter la frontière entre « Tacere et silere ». il s’agit d’une différence que font les grammairiens depuis fort longtemps : Silere est un type de silence qui est en lien avec la tranquillité, l’absence de mouvements et notamment de bruit. Pas de reste, de trace d’une rencontre, d’un échange. Tandis que tacere est une sorte de silence qui est en rapport avec ce qui est impossible à faire taire et qui exige un acte. Malgré l’acte de se taire, il reste un écho dans le corps. Freud a appelé ce phénomène : la pulsion. Dans la logique du tacere, parler c’est sortir du silence, « briser le silence », sortir de la réticence (re-tacere). Se taire, c’est un acte, dans le sens du tacere parce qu’il y a la possibilité d’un choix du sujet. Tandis que le silence du silere ne produit aucun reste, donc il n’y a rien à taire.
Mettons en parallèle ces notions avec la clinique du trauma, laquelle oscille entre l’oubli et la mémoire ; nous rencontrons alors des résonnances. D’un côté il y a une mémoire tranquille, non traumatique. Pour cette mémoire, l’oubli ne fait pas de bruit, est sans reste, elle n’inquiète pas le sujet, elle est en lien avec le silere. Le sujet de la parole se glisse entre les signifiants. Tandis que la mémoire traumatique est une mémoire de l’inquiétude, du bruit et surtout de la coupure : tacere. Entre l’avant et l’après de l’évènement traumatique un silence s’installe. La mémoire traumatique est une mémoire bruyante, l’acte de se taire ne produit pas le silence, mais une voix qui fait retour dans le réel. Cette voix, c’est Freud le premier à l’avoir repérée sans la nommer.
En effet, Freud a été le premier à souligner l’importance de cette alternance rythmique que constituent la présence et l’absence de l’Autre, de la mère pour le petit enfant. Pour supporter et maintenir ce rythme, l’enfant invente, il joue avec la réalité en faisant apparaître et disparaître l’Autre, fort-da ! Mais Lacan va compléter Freud en introduisant et renversant la dialectique de l’enfant face à l’Autre. L’angoisse qu’éprouve l’enfant face à l’absence n’est pas à cause de l’absence du monde, mais à cause de sa propre absence. Autrement dit, nous éprouvons de l’angoisse quand la demande se tait et que l’autre ne répond plus. Dans la situation traumatique, le sujet qui devrait être là, cède en même temps que l’objet pulsionnel. La trace de cette absence c’est un silence peuplé par des voix qui interrogent le sujet, qui obligent le sujet à se taire. Mais, les voix sont en lien avec le surmoi, qui rend le sujet responsable et coupable de son malheur, de son destin.
Une intranquillité permanente est présente dans la clinique liée à la rencontre avec le réel et ses diverses formes : la violence, la torture et toute sorte d’acte criminel. Cette distinction est très importante non seulement au niveau clinique mais aussi juridique. L’absence de condamnation de l’auteur d’un crime, malgré le temps qui passe et le silence qui s’impose, ne peut pas empêcher la grosse voix du surmoi et de la culpabilité de continuer à agir sur la victime. L’acte clinique et la condamnation pénale tentent de faire taire cette voix de l’auto-accusation qui persiste, après la rencontre avec l’inévitable.
L’écrivain Jean Améry qui fut torturé raconte comment cette expérience (la torture) avait été l’évènement le plus effroyable qu’il ait vécu. Il parle d’un reste indépassable qui gît au fond de lui. Il le compare à un secret, qui n’a pas le droit à l’unicité, c’est-à-dire au partage. C’est une rupture avec les autres, il parle aussi du premier coup. Notion très importante concernant le silence, c’est à partir de ce premier coup du réel que le sujet perd sa dignité humaine, dit Améry, et surtout le dépossède de la confiance dans le monde . Plus de demande, se taire, le trauma et le silence avancent main dans la main, secondés par la grosse voix de la culpabilité. Améry demande que la justice puisse abolir le temps, pour faire justice. L’adage, « ce qui s’est passé, c’est passé », va contre la morale et l’esprit , l’imprescriptibilité de certains crimes est indispensable.
Points de rencontre et non rencontre : justice et psychanalyse
Un des premiers points de rencontre concernant le thème du silence et de l’écoute est la question du recueil de la parole. Myriam Fillaud insiste dans son texte sur ce terme : recueil, lequel est une forme d’accueil, de protection, ce qui nous renvoie à la question de la prudence qui est en lien avec le silence. Le recueil de la parole est différent selon le champ. Pour la psychanalyse, c’est connu, il y a une habitude, parfois mauvaise, de se servir du silence. Ce qui s’ignore dans ce mythe de l’analyste silencieux c’est que le but n’est pas tant de se taire du côté de l’analyste, mais de produire un dire silencieux . Autrement dit, la psychanalyse est née comme discours au moment où Freud a mis de côté tout jugement de valeur de la parole du patient, c’est-à-dire qu’il a cessé de chercher une vérité pour produire un savoir. Les effets de ce savoir sont multiples et variés, c’est pourquoi Lacan préfère écrire la vérité, la varité , néologisme qui fait écho à la variété de la vérité.
Les exemples sont multiples : récemment, une patiente ukrainienne a pu dire que c’est grâce aux séances hebdomadaires qu’elle parvient à affronter la vérité de ce qui se dévoile avec la guerre. Autrement, dit-elle, elle serait noyée dans un bain de culpabilité et de non-sens. Depuis qu’il y a la guerre en Ukraine, elle a l’impression de se réveiller d’un cauchemar, elle avait soutenu le régime à l’époque. À présent, après plusieurs mois de travail thérapeutique, elle peut faire la différence entre la manipulation subie par le régime de Poutine, et la culpabilité qu’elle a ressentie face à son destin.
En revanche, un point de non rencontre est à repérer entre l’acte analytique et la justice, celui de la valeur de la parole. Pour un analyste la parole du sujet n’a pas une valeur d’aveu, ni de témoignage. Accueillir la parole comme témoignage suppose une vérité qui précède le sujet. Tandis que le moment de vérité dans la clinique implique une trouvaille d’un savoir qui ne préexiste pas au sujet, mais qui se trouve dans l’énonciation même. Lacan nous met en garde sur cette limite à ne pas dépasser, aller jusqu’à l’aveu serait le pire , dans la mesure où nous rentrerions dans la zone de la faute et du péché, c’est-à-dire d’une parole qui cherche à dire la vérité et s’adresse à elle.
Le silence serait vécu comme la non-confession et les séances seraient éprouvées comme un lieu où il faut dire la vérité, toute. La psychanalyse nous enseigne que la jouissance est inavouable. Même quand elle est dite, il y a un reste qui est indicible. Le silence se loge entre le dit et le dire, dans le discours analytique. C’est la raison pour laquelle il ne s’agit pas de garder le silence mais d’aller au-delà du silence, de le rompre, tacere, pour produire quelque chose de l’ordre d’un dire qui cesse la production du sens. Au fond, il s’agit de produire un dire silencieux, c’est-à-dire qui ne renvoie plus à une autre scène.
Rompre le silence là où la parole a été rompue, là où elle n’a pas pu advenir, c’est peut-être une des manières que nous avons pour traiter la question traumatique. Dans nos échanges avec Myriam Fillaud, nous avons trouvé ce point commun dans nos pratiques qui implique un Kairos, c’est-à-dire un calcul du moment opportun pour interroger le sujet, tout en respectant son silence et sa temporalité : il faut du temps pour se faire à l’être , disait Lacan en parlant du parcours d’une analyse.
Si pour la justice il est indispensable de se souvenir du moindre détail et de dire toute la vérité, pour la psychanalyse il est aussi indispensable de dire quelque chose sur ce qui est resté en silence, en souffrance. Dans notre « argot » psychanalytique, il s’agit de faire taire le symptôme qui ne cesse de parler en nous et qui ne cesse de tenter de s’écrire.
Le maniement du silence dans le champ analytique et dans le champ juridique n’est pas le même . Si nous décidons de rompre le silence ce n’est pas pour établir une vérité, mais pour mettre en question le savoir, et tenter de produire du nouveau savoir sur ce qui fait sens pour le sujet. Ceci explique pourquoi à certains moments l’interprétation analytique n’a pas besoin d’une énonciation ; l’interprétation va au-delà de la parole articulée.
Notre action se produit même dans le silence, grâce à notre refus de savoir, mais ce refus est actif parce qu’il donne tout pouvoir à la parole du patient. Dans notre pratique, il s’agit de produire un silence opportun qui puisse mettre un point final à l’histoire. L’action analytique est une action qui inclut le silence pour sécher la vérité, les certitudes. Souvent quand je reçois des patients qui partagent ma langue maternelle et mes origines, ils me disent : « Comme vous savez … ». J’interroge toujours ce savoir, en disant : « Pardon, comme je sais quoi… ? »
Le savoir pour la psychanalyse est un savoir singulier. Lacan disait : « Les psychanalystes sont les savants d’un savoir dont ils ne peuvent s’entretenir ». Il prononce cette phrase en décembre 1967 et la complète en ajoutant que la psychanalyse n’est pas pour autant une affaire de mystagogie, c’est-à-dire d’initiation mystique. Autrement dit, il n’y a pas un mystère ou un secret à transmettre dans le discours analytique. Les psychanalystes savent beaucoup de choses, ils ont une certaine érudition, mais la structure du discours analytique fait que ce savoir ne peut être entretenu, soutenu, maintenu ensemble, entre les analystes, autrement on n’est plus dans le discours analytique.
Il faut une mise sous silence, motus dit Lacan : « on en sait un bout, mais là-dessus, motus, ça se règle entre nous […] Donc, on se tait aussi bien avec ceux qui savent qu’avec ceux qui ne savent pas, car ceux qui ne savent pas ne peuvent pas savoir ». En effet, ceux qui croient savoir passent à côté de la vérité singulière du parlêtre. Pour accéder au savoir qui intéresse la psychanalyse, il faut un silence qui est acte, c’est-à-dire qu’il refuse de servir un savoir, déjà établi, pour convoquer un savoir insu. C’est à cette place que Lacan fait correspondre le silence et l’analyste qui est incarné comme semblant de déchet .
Le sens de toute parole, dit Lacan, réside dans l’écoute , c’est-à-dire dans le pouvoir discrétionnaire de l’auditeur,qui est le maître de ce qui est entendu, c’est-à-dire maître de la vérité. L’auditeur a le pouvoir de reconnaître ou d’annuler celui qui parle. Toute parole, au fond demande une réponse : « il n’est pas de parole sans réponse ». Le silence est une des modalités de réponse.
Les moments de vérité sont des moments où le sujet a dû se taire, où la parole n’avait aucune fonction. Lacan décrit ces moments comme des situations dans lesquelles le sujet de la parole cède à la situation. Je me rappelle d’un homme kurde qui parlait parfaitement le français et qui après plusieurs années de thérapie est revenu un jour au Centre Primo Levi en demandant à pouvoir parler en présence d’un interprète pour raconter la scène où il a été violé. C’est un exemple d’un moment de vérité, il lui a fallu plusieurs années et plusieurs séances pour pouvoir, dans sa langue maternelle, s’entendre dire ; « j’ai été violé ». Une voix prisonnière, honteuse, qui comme un oiseau en cage sort du silence pour libérer la douleur de ce moment de sidération, de cession d’une partie de soi, de son corps. La clinique psychanalytique est ce qu’on dit dans une analyse et qui produit des effets de silence, un silence réparateur qui ne juge plus.
Pour pouvoir changer de sens, il faut le silence, c’est une ponctuation nécessaire. Le silence peut être un acte interprétatif, mais aussi, nous l’avons vu, il fait partie de l’art de se taire . Parfois, il n’est pas nécessaire de parler pour dire quelque chose.
Je partage brièvement l’un des premiers cas cliniques d’enfant que j’ai accompagné au Centre Primo Levi. Il s’agit d’une petite fille mutique de quatre ans et demi. Son mutisme était dû à un pistolet posé sur sa tête par un policier qui demandait à son père de la faire taire. Nous l’appellerons « Sara ». Sara s’est tue longtemps suite à cet événement qui a eu lieu au moment de quitter sa ville natale, dans un check point, à un barrage routier. Toute la famille descend de la voiture, sa petite sœur, sa mère qui était enceinte, son père et Sara. Il faut souligner que sa mère s’effondre au moment que le policier pose le pistolet sur la tête de Sara. Quand j’ai l’ai reçue elle n’avait pas parlé depuis plusieurs mois. Elle avait intégré l’école, où, malgré son mutisme, la maîtresse avait donné une place à son silence. Cette petite fille m’a appris énormément de choses, surtout sur la valeur de la parole dans les séances.
L’accompagnement a duré plus d’un an, dont six mois de silence. J’ai dû changer une fois d’interprète car la première n’a pas supporté le silence de Sara et elle éprouvait le besoin de parler, de lui poser des questions, de remplir le silence, alors que je ne disais rien. Comme Sara ne parlait pas, son entourage parlait énormément. Les parents au fur et à mesure du suivi me donnaient leurs explications. La culpabilité du père était évidente, il regrettait notamment le fait de ne pas avoir pu protéger sa fille de cette agression. La mère était très déprimée et éloignée de sa fille.
En séance, Sara a trouvé comme moyen de communication le dessin. En silence elle a fait plusieurs représentations de taches de couleur, comme dans un tableau de Kandinsky avec une attention et une patience incroyable. Elle voulait donner à voir quelque chose. Parmi toutes les variations qu’elle a faites, un petit point rouge, très, très rouge était plus souligné que le reste, au point qu’elle traversait la feuille jusqu’à la trouer par son insistance.
Ce point rouge a commencé à prendre une vie propre. Il a été mis en concurrence avec un énorme rond vert. La jalousie entre les couleurs est bien connue, Mondrian en donne la preuve dans ses tableaux où chaque couleur est entourée d’une grosse ligne noire pour ne pas se mélanger avec les autres. Le premier mot qu’elle a prononcé en séance était « maman », pour parler de la grosse tache verte. Après quelques séances elle ne trouait plus les feuilles, en revanche le point rouge disparaissait sous le poids du vert. J’ai assisté à la construction d’une histoire, de son histoire, elle avait été inquiétée par l’évanouissement de sa mère et non pas par le pistolet. Ellle n’avait jamais vu sa mère tomber, c’était un moment d’effacement de l’image de l’autre.
J’ai appris deux mois après le début des séances qu’elle avait commencé à parler à l’école, à discuter avec ses camarades en français, mais au désespoir des parents avec qui elle ne parlait pas, elle refusait de parler sa langue maternelle. Après les grandes vacances Sara est venue en séance avec sa petite sœur et elles se sont mises à jouer ensemble et à parler entre elles. Elle n’a jamais parlé de l’évènement du pistolet, elle a surtout désigné et parlé de sa place dans sa famille et principalement de son lien avec sa mère. Malgré la présence de l’interprète elle n’a jamais parlé dans sa langue maternelle en séance, elle répondait toujours en français. La langue a cédé à la situation traumatique, elle a laissé tomber sa langue maternelle, ses parents m’ont confirmé cet événement.
Le deuxième exemple :
Le cas d’un jeune homme que nous appellerons Saman. Il a été adressé au centre pour des problèmes de concentration dans ses études qui étaient dus à des difficultés pour dormir à cause de cauchemars récurrents. Après plusieurs mois de suivi, Saman a décidé de ne pas me parler de son implication dans la guerre de son pays en tant qu’enfant soldat. Il n’en avait parlé à personne depuis son arrivée en France. Mais, comme il n’avait pas obtenu l’asile politique via l’OFPRA, manque de preuves convaincantes, c’est au moment où il rencontre l’avocat pour préparer son passage à la CNDA, qu’il décide d’en parler et de tout dire. Il s’est littéralement effondré, l’avocat a dû appeler l’éducateur pour qu’il vienne le chercher, il n’était plus en capacité de marcher et de rentrer tout seul. C’est sur ce point précis qu’il y a un nœud essentiel entre le poids de la parole, face à la justice, et le poids de la parole dans une séance analytique. Selon le cas, il n’y a pas de généralisation possible, le sujet prend la parole pour produire un dire, le sujet sort du silence, il le brise et ceci est un acte qui n’est pas sans conséquences. Briser le silence produit des effets, non seulement individuels, mais collectifs. L’exemple le plus précieux en littérature nous le trouvons chez Racine, toutes ses oeuvres sont construites à partir de ce moment de rupture du silence.
Sa participation en tant qu’enfant soldat dans la guerre le rendait honteux et coupable. L’aveu qu’il a fait à l’avocat s’est fait dans la douleur et le dépassement, il est tombé malade et est resté au lit deux jours. Ceci montre la lourdeur de ce silence et la puissance de l’aveu. Il a obtenu le statut grâce à ce qu’il a pu dire. Après l’obtention de l’asile, il est venu me voir, mais il ne m’a jamais parlé de ce qui s’était passé pour lui en tant qu’enfant soldat. Il m’a surtout parlé de ses rêves et de sa vie d’enfant avant d’être enrôlé par l’armée. Il m’a parlé de sa passion pour le cinéma. Au pays avec son frère aîné, mort dans un combat, ils allaient voir les films en cachette derrière l’écran, par un trou qu’ils avaient fabriqué, ils n’avaient pas d’argent. Avec ses copains ils regardaient les films à l’envers, c’est à Paris que, pour la première fois, il a pu regarder un film devant un écran. Le jour de son aveu devant l’avocat, il a pu, peut-être pour la première fois, se confronter à voir son histoire en face. Grâce à Saman, j’ai pu comprendre la phrase de Lacan qui dit : « le cri fait le gouffre où le silence se rue .» Le cri précède le silence. Le silence se loge dans un trou, le trou du troumatisme et creuse l’espace où une parole peut s’articuler. Lacan appelle la modulation du cri le langage, le langage est un cri modulé et Lacan appelle le cri articulé la parole, la parole est un cri articulé .
En conclusion, la terreur forclos le silence tandis que le discours analytique donne la parole au sujet pour qu’il puisse trouver un moment dans son discours, non un moment de vérité mais un moment d’existence . Le sujet, il existe au moment même où il dit quelque chose qui lui permet d’écrire quelque chose, d’inscrire son histoire.
C’est autour de l’aveu que coupable et victime se retrouvent pour obtenir un effet de vérité. Si pour la victime il y a eu consentement, alors elle n’est plus victime et le coupable n’est plus coupable. L’aveu était le secret gardé par le confesseur. Le silence est dans le pas-tout, le silence est inconscient. D’ailleurs, dans la topologie du discours de l’analyste, la vérité est à la place du savoir. C’est elle qui nous présente la naissance de la vérité dans la parole, et que par là nous nous heurtons à la réalité de ce qui n’est ni vrai ni faux. Nathalie Sarraute dit la même chose autrement : l’innommable « prend corps en écrivant 22 .»
Nous pouvons dire qu’il existe un nœud qui est propre aux êtres parlants et qui efface toute tentative de dresser une barrière entre les champs d’intervention : c’est le lien entre la parole et la vérité. La vérité du sujet naît dans la parole , dans l’acte, produit un dire qui renoue le passé, le présent et le futur, enlève tout soupçon et va au-delà du vrai et du faux.