Forçage du consentement / Épreuve de l’indicible

< Revenir à la recherche

Clotilde Leguil, psychanalyste et philosophe

Si je me suis intéressée à la question du consentement d’un point de vue psychanalytique, dans mon livre Céder n’est pas consentir [1] , c’est tout d’abord parce que l’expérience d’une analyse met en jeu le consentement. Mais c’est aussi parce que l’expérience de consentir doit être distinguée de l’expérience du forçage. Et c’est enfin parce que le traumatisme confronte toujours le sujet à un silence, qui vient comme redoubler ce premier temps où la mauvaise rencontre l’a laissé sans voix.

Rendre compte de l’expérience du consentement, c’est aussi infléchir le sens courant de l’aphorisme « qui ne dit mot consent ». Car en effet, dans l’expérience du forçage, dans celle de la mauvaise rencontre, le sujet est en proie à un court-circuit du champ de la parole et du langage, qui le condamne au silence. « Qui ne dit mot », ne consent pas du tout pour autant, mais se voit en quelque sorte condamné à avoir la langue coupée. « Qui ne dit mot » a perdu la possibilité-même de dire. C’est à une cession subjective que le sujet a à faire dans l’expérience traumatique, aussi bien dans le trauma sexuel que dans le trauma de guerre. Pour consentir à dire alors après-coup quelque chose de l’expérience traumatique, il faut pouvoir renouer avec le registre de la parole. Mais il faut aussi s’affronter à cet indicible auquel nous confronte le forçage dans le corps. Je vais donc revenir sur cette question du forçage et du silence, en distinguant l’expérience du consentement de celle du trauma. Je vais interpréter l’aphorisme « céder n’est pas consentir » depuis la psychanalyse, pour rendre compte du statut du silence dans le trauma et aussi bien de la nécessité de sortir du silence pour revenir du trauma.

Le consentement, condition de l’expérience analytique

Je commencerai par dire en préambule qu’il n’y a pas d’analyse possible sans consentement du sujet. C’est-à-dire qu’il n’est pas possible de parler de ce qui nous a confronté au réel sans un consentement véritable à le faire. Dans l’analyse, il est question de consentir à ne pas savoir ce qu’on pense, de consentir aussi à ne pas savoir ce qu’on dit, et c’est à cette seule condition que le sujet peut apprendre quelque chose de nouveau sur la vérité de sa souffrance, mais aussi sur l’épreuve du réel comme indicible. Lorsque Lacan reformule la découverte freudienne de l’inconscient en 1969, il le fait en soulignant cette dimension de consentement à « ne pas savoir ce que je pense », à « ne pas savoir ce que je dis ». Ce consentement est une forme de dessaisissement de soi en faveur de l’Autre. Je consens sans savoir ce que je vais découvrir à travers cette expérience, mais je consens parce que j’ai confiance dans le désir de l’analyste. Lacan le souligne ainsi dès 1964 en posant cette question très simple : qu’est-ce qui fait que l’on se fie à l’analyste, que l’on ne connaît pas ? Qu’est-ce qui fait qu’on a confiance dans cet Autre qui nous entend ? Qu’est-ce qui fait que l’on se laisse interpréter par lui ? Et bien, cette confiance ne repose pas sur un savoir que l’on aurait à l’avance, elle ne repose pas sur le fait de s’être assuré de sa formation, de ses diplômes, de sa renommée – même si cela peut entrer en jeu – mais elle repose sur le fait de se fier à son désir, en tant que ce désir conduit à une certaine modalité de l’écoute et de l’interprétation des paroles. La notion de consentement est donc déchiffrée depuis la psychanalyse par celle de transfert. Le consentement suppose le transfert.

Il n’y a pas de consentement éclairé

Ensuite, j’ajouterai qu’il n’y a pas de consentement éclairé. C’est le postulat à partir duquel je déploie une interprétation psychanalytique du consentement dans mon essai Céder n’est pas consentir, pour rendre compte de l’opacité de tout consentement. Si on prend au sérieux l’expérience du consentement, en matière amoureuse et sexuelle, on ne peut réduire le consentement à un contrat entre deux parties. Je propose donc d’arracher le consentement à la sphère du contrat et de penser un autre régime du consentement que le régime juridique. Cet autre régime est celui qui est en jeu dans la clinique analytique, mais aussi dans la vie amoureuse et sexuelle.

Il n’y a pas de consentement éclairé, car le consentement n’est pas seulement une affaire rationnelle. Il ne s’agit pas seulement d’un accord libre et éclairé de la raison. Le consentement, l’étymologie le dit, engage toujours le corps. C’est un « cum-sentire », soit un « se sentir » en accord avec ce qui se produit, non seulement avec l’autre, mais en notre corps. Consentir, ce n’est pas savoir à l’avance à quoi on consent, c’est précisément le contraire. C’est un « oui », sans savoir préalable. C’est un élan vers l’autre qui met en jeu le désir et la jouissance. Cette dimension de non-savoir fait aussi la beauté et l’éclat du consentement. Il y a toujours un risque que je cours, lorsque je consens sans savoir, et pourtant, ce risque je le prends, je désire le prendre, car ce qui m’arrive dans la rencontre avec l’autre, me fait éprouver en mon corps un désir et une jouissance avec lesquels je suis d’accord. Le consentement a toujours une dimension de saut – j’y vais, je ne sais pas pourquoi, mais je le désire.

J’avancerai même que le consentement en médecine, celui qu’on dit précisément libre et éclairé, gagne à être envisagé depuis cette lecture psychanalytique du consentement. En effet, la relation qui se noue entre le médecin et son patient, repose aussi sur la confiance. Là aussi, le patient consent aux soins que lui propose le médecin sur fond de confiance. Ce n’est pas sur fond de savoir qu’il est d’accord, mais sur fond de confiance. Le patient ne dispose aucunement du savoir médical lui permettant d’être certain de motifs pour lesquels il donne son accord. Le consentement n’est pas éclairé par la raison, mais donné depuis la confiance. C’est parce qu’il se fie à la parole du médecin, à son jugement médical, à sa clinique, qu’il consent à se laisser soigner. En somme, l’idée de consentement libre et éclairé vient toujours masquer cette zone de non-savoir, qui est aussi celle depuis laquelle s’établit le transfert.

Entre céder et consentir, une frontière

Venons-en maintenant à la frontière que l’on peut établir entre l’expérience de consentir et l’expérience de « céder à la situation », selon la formule lacanienne du traumatisme. L’ambiguïté du consentement, sa dimension toujours opaque et mystérieuse, ce non-savoir qui est en son cœur, ne doit pas être confondue avec l’expérience du forçage et du traumatisme. Cela me conduit à prendre au sérieux la maxime « céder n’est pas consentir ». Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de consentement éclairé qu’il faut confondre l’expérience de « céder » – à laquelle je confère aussi le sens lacanien du « céder à la situation – et l’expérience du « consentir ». Il y a là un enjeu à la fois éthique et clinique. Si au nom de l’ambiguïté du consentement, on ne fait plus de distinction entre ces deux expériences, on nie la dimension traumatique du forçage. On ne reconnaît plus les effets du traumatisme psychique et sexuel. Il est donc nécessaire de ne pas confondre l’opacité du consentement avec la mauvaise rencontre qui conduit au traumatisme.

Où se situe la frontière ? Car il y a bien une frontière. Et c’est même son franchissement qui fait trauma. La frontière se situe dans le corps. Le traumatisme suppose une effraction psychique et sexuelle qui est un forçage. Le sujet n’est pas d’accord avec ce qui se produit en son corps, mais cela lui arrive contre son gré, et avant même qu’il ait le temps d’en être angoissé. Ce forçage définit le traumatisme comme une expérience où le sujet « cède à la situation ». C’est la formule employée en 1963 par Lacan dans son Séminaire sur L’Angoisse [2]. « Dans la confrontation traumatique, le sujet cède à la situation. Que veut dire ici cède ? C’est véritablement une cession ».

Le sujet dans la confrontation traumatique ne peut répondre. Il cède au sens juridique du terme ici, au sens où céder un bien, céder une terre, c’est laisser l’autre en jouir. Il cède son corps et en tant que sujet, il chute.

Cette conception du traumatisme psychique et sexuel, comme un « céder à la situation », invite donc à remettre en cause l’aphorisme « qui ne dit mot consent ». Cet aphorisme méconnaît le statut du silence dans le traumatisme. Le « ne pouvoir dire mot », n’est pas le signe du consentement, mais c’est la signature du trauma. C’est là ce que montre Freud dès l’origine de la psychanalyse. Le trauma confronte le sujet à une impossibilité de répondre, aussi bien à l’autre, que « de ce qui a lieu ». Le sujet cède à la situation, c’est-à-dire que le rapport à la parole est court-circuité par le forçage dans le corps. Le silence, la langue coupée, la parole confisquée, ne signifient pas consentement, mais forçage du corps, effraction dans le corps.

Les trois degrés du « se laisser faire »

Il nous faut pourtant reconnaître qu’il existe des degrés, des nuances, des expériences troubles, qui semblent se situer entre « consentir » et « céder ». Ces expériences sont celles qui font que l’on s’interroge soi-même sur son propre consentement, ne sachant toujours bien si on a consenti ou si on s’est forcé soi-même. C’est pourquoi, afin d’explorer cette zone qu’on nomme aussi « grise », pour dire qu’elle n’est ni « oui », ni « non », ni blanc ni noir, je propose de définir une troisième forme d’expérience.

Le « se laisser faire », se situe à mon sens entre le « consentir » et le « céder », et l’exploration du « se laisser faire », permet de s’approcher pas à pas de cette frontière que je cherche à définir avec le forçage dans le corps. Le « se laisser faire », est une expérience qui renvoie à la passivité, mais celle-ci n’est pas nécessairement traumatique. Je propose trois degrés du « se laisser faire », qui permettent d’introduire des nuances propres à élucider la distinction entre « céder » et « consentir ».

Le premier degré du « se laisser faire », c’est le degré qui est de l’ordre d’un consentement. Il y a un « se laisser faire » consenti, qui suppose un accord, comme je le disais au début, avec ce qui se produit en son corps, sous l’effet de la rencontre du désir. Ce « se laisser faire » là n’est pas de l’ordre du trauma, ni d’une expérience de déplaisir. C’est un « se laisser faire », qui se produit du fait du kairos, de la contingence de la bonne rencontre. C’est le « se laisser faire » par exemple par le surgissement d’une passion amoureuse. Annie Ernaux, dans son roman Passion simple [3] en donne un témoignage précis. Elle se laisse faire par la rencontre avec cet amant étranger, et elle n’en attend rien d’autre que cet émoi dans le corps qui la traverse, alors qu’ils se retrouvent.  Il n’est pas possible de passer sa vie sans jamais se laisser faire par ce qui arrive, sinon, il ne nous arrive jamais rien. C’est ce qui permet le nouveau dans l’existence.

Il y a un second degré du « se laisser faire », qui nous rapproche doucement de la frontière avec le forçage mais qui n’est pas encore le forçage. C’est le « se laisser faire » par angoisse. Ce « se laisser faire » là est une façon d’interroger le désir de l’Autre, ses intentions, dans l’angoisse. Comme le disait Lacan, toujours dans son Séminaire sur L’Angoisse en 1963, l’angoisse surgit devant le désir de l’autre. Pourquoi surgit-elle ainsi ? C’est justement parce que je ne sais pas de quoi il relève. L’angoisse surgit devant ce désir dont je me demande où il veut en venir, ce que je représente comme objet de désir et de jouissance pour l’Autre. Le « se laisser faire » par angoisse est une modalité de réponse au désir de l’Autre afin que l’autre dévoile ce qu’il veut. Le personnage de Camille dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, est à cet égard très intéressant.

Camille (Brigitte Bardot) se laisse-t-elle faire, consent-elle à se retrouver entre les bras du producteur, ou se révolte-t-elle ? Camille se laisse faire par Paul (Michel Piccoli) afin de savoir ce qu’il veut d’elle. Elle se laisse faire en en éprouvant une angoisse, mais à la fin, elle renverse cette passivité en acte. Elle quitte Paul, et elle le méprise, lorsqu’elle a pu voir jusqu’où il était prêt à aller dans le sens d’un mépris de leur amour. Ce second degré n’est toujours pas d’ordre traumatique. On se rapproche de la frontière, depuis cette dimension de l’angoisse, mais on ne la franchit pas. Ici le « se laisser faire », se renverse en acte.

Le troisième et dernier degré du « se laisser faire » conduit au franchissement de cette frontière. Là, il n’est plus question de consentement, ni d’angoisse. Il est question de l’expérience d’une véritable effraction dans le corps, qui confronte le sujet au silence et à une irruption de jouissance traumatique. Le sujet se laisse faire, non pas parce qu’il le désire, mais parce qu’il a chuté en tant que sujet. C’est le « céder à la situation », défini par Lacan dans le Séminaire de L’Angoisse comme le propre du trauma.

Pour en rendre compte, je m’appuie dans mon essai sur un des premiers cas de la psychanalyse, le cas Emma, que l’on trouve dans L’Esquisse d’une psychologie scientifique [4] , de Freud. Ce cas est celui d’une des premières patientes de Freud. Freud la reçoit en 1896 alors qu’elle n’a que 18 ans. Emma souffre d’un symptôme de ne pas pouvoir entrer seule dans une boutique sans sortir en courant, submergée par l’angoisse. Grâce à l’analyse, elle retrouve un premier souvenir de ses 14 ans, où déjà adolescente, elle était entrée dans une boutique et avait eu le sentiment que les deux commis de l’épicerie regardaient sa robe, et même que l’un d’eux riait d’elle. Angoissée, elle était sortie en courant. Grâce à la retrouvaille de ce souvenir-écran de ses 14 ans, elle pourra, depuis l’association suscitée par les signifiants – robe, épicier, rire – retrouver le souvenir traumatique de ses 8 ans, dont elle n’avait jamais parlé et qui avait été frappé d’amnésie. Alors qu’elle était petite fille, à 8 ans, elle se rend toute seule chez l’épicier pour s’acheter des friandises. Au moment où elle s’apprête à payer, l’épicier lui passe la main sur les organes génitaux par-dessus sa robe. Elle en reste pétrifiée.

L’énigme de cette scène traumatique porte sur la répétition. Emma se souvient, et le dit à Freud, qu’elle est revenue une seconde fois dans la boutique. Pourquoi est-elle revenue ? Cela signifie-t-il qu’elle était consentante ? Il faudra à Freud attendre 1920 et la découverte de ce qu’il a appelé l’au-delà du principe de plaisir pour rendre compte de cette répétition, depuis une compulsion. La répétition est la signature du trauma. Le forçage dans le corps – ici chez l’enfant à qui est imposé un geste qui fait surgir une jouissance traumatique – produit une pétrification, une répétition, une amnésie. Là, « qui ne dit mot » ne consent pas, mais cède à la situation, soit chute, tombe, en tant que sujet.

Voilà donc à partir de ces trois degrés les nuances que je propose d’introduire, entre l’expérience du consentir et celle du « céder à la situation ».

Consentir à dire

Tout l’enjeu de l’analyse est de permettre au sujet de consentir à dire à nouveau, là où l’événement traumatique lui a coupé la langue. Il s’agit non seulement de révéler, mais surtout de s’affronter à l’indicible du trauma. Car, c’est là aussi la signature du traumatisme, il confronte le sujet à ce qui lui a coupé la langue, à ce qui a court-circuité le langage, et pourtant, ce qui a produit cet effet, il est possible d’en dire quelque chose. C’est à cette condition que le sujet peut tenter de déchiffrer les traces du trauma, ces traces qui ne sont pas que d’ordre signifiant, mais qui sont des traces de jouissance, et qu’il peut s’en séparer. L’épreuve de l’indicible, c’est donc aussi ce que le sujet rencontre une fois qu’il a pu se souvenir, une fois qu’il a pu tenter d’épeler ce qui lui est arrivé, une fois qu’il a pu trouver un autre à qui adresser son récit. Il restera de l’indéchiffrable. Et c’est là une nouvelle épreuve. Néanmoins, il appartient alors au sujet d’inventer une langue à lui pour dire ces traces que le trauma a laissé en son corps et pour faire entrer dans le discours ce qui en avait été exclu jusque-là. C’est donc par l’invention d’une langue que le sujet peut aussi se retrouver, et revenir de cet exil auquel l’avait assigné la mauvaise rencontre.


[1] C. Leguil, Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021.

[2] J. Lacan, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004.

[3] A. Ernaux, Passion simple, Paris, Folio, 1994.

[4] S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », (1895-1896), Lettres à Wilhem Fliess, Paris, PUF, 2006.