L’urgence en temps de guerre

< Revenir à la recherche

Depuis 2022, le Centre Primo Levi soutient la réflexion de l’équipe d’Unbroken, un centre de soin pour des personnes victimes de la guerre qui se situe au sein d’un hôpital à Lviv, en Ukraine. Notre association partage ses savoirs sur les effets de la torture et de la violence politique tout en proposant des espaces de parole à l’équipe ukrainienne pour qu’elle puisse prendre du recul sur sa pratique clinique, dans cette urgence de la guerre.

Aujourd’hui, nous avons souhaité questionner avec eux la notion d’urgence car il s’agit d’une temporalité différente de celle de « l’après-coup » avec laquelle compose l’équipe du Centre Primo Levi.

Avant que les entretiens ne commencent, les membres de l’équipe d’Unbroken nous ont non seulement fait part de la fatigue psychologique et physique mais également de leur étonnement que la guerre dure si longtemps. Soulignons que leur vie courante a basculé avec la survenue de nouvelles attaques sur leur ville. Des drones commencent à être présents dans ce quotidien de la guerre, alors qu’auparavant, ils étaient habitués aux sirènes de bombardement. Ces éléments nouveaux viennent perturber leur vie et remanier leur vécu.  

L’urgence de savoir

Entretien avec Oleg Berezyuk, psychiatre et fondateur d’Unbroken.

Au moment de la création du dispositif Unbroken, dans quelle urgence étiez-vous ? Est-ce qu’il s’agissait déjà de celle de la guerre ?

La première raison qui nous a poussé à créer ce centre, c’est la peur. La peur, parce que nous ne savions pas ce qui allait nous arriver, avec aucune possibilité d’anticipation. A cette époque, nous n’étions pas en mesure de réagir aux multiples défis qu’engendreune guerre. La prise en charge des dissociations mentales n’était ni conçue ni pensée pour le soin ou pour réagir à un événement traumatique. Nous avions comme héritage le système de psychiatrie soviétique qui n’avait qu’une fonction punitive. Heureusement, le système ukrainien était différent mais portait toute de même quelques stigmates de ce système soviétique.

Nous savions que nous devions nous former auprès de pays qui savaient comment agir en temps de guerre. La première chose que nous avons faite, c’est donc de nous adresser au monde entier. Tout d’abord, nous avons sollicité les institutions militaires de l’Otan qui ont des connaissances sur le trauma militaire (Grande-Bretagne, Etats-Unis et d’Israël). C’est auprès d’eux que nous cherchions des modèles. Puis, nous avons sollicité l’aide d’institutions civiles comme l’Université de Yale et le Centre Primo Levi. Nous avons commencé à découvrir et à apprendre ce que nous ignorions sur les effets de la guerre.

Ma plus grande peur au début, c’était qu’une personne passe la porte de mon bureau pour me dire qu’elle avait été capturée et subi des tortures. Rien qu’à l’idée d’y penser, j’avais des pensées paniques. Je ne savais pas comment lui parler, comment la toucher. J’étais comme gelé, je ne savais pas ce que je pouvais lui dire.

Grâce au Centre Primo Levi, j’ai pu acquérir un savoir.

L’urgence, pour vous, c’était donc celle d’obtenir un savoir pour faire face à la peur, à la surprise. La surprise, c’était quoi ? La guerre ?

En ce qui me concerne, je ne peux pas dire que je savais parce que c’est impossible de savoir. Mais j’avais une idée de la situation. Donc, j’étais conscient qu’il y aurait la guerre mais je ne savais pas quand.

Oui, c’est ça, parce qu’elle était attendue ?

Pour moi, oui. Mais je suis un cas à part car j’ai travaillé pendant 5 ans au Parlement, en tant que responsable d’une fraction. Lorsque j’évoquais cette possibilité autour de moi, les personnes me répondaient : « Mais qu’est-ce que tu dis ? Mais non ! C’est impossible ! »

Quand on vit en temps de paix, on ne peut pas penser que la guerre puisse arriver. C’est normal. Et l’Ukraine ne représentait une menace pour personne. Donc, personne n’était prêt à ça.

C’est intéressant cette différence entre l’angoisse et la peur que tu amènes. Comme toi tu savais que cela risquait d’arriver, ce n’était donc plus de la peur.

L’angoisse précède la peur en effet. La peur est arrivée quand la guerre s’est déclenchée car on savait que quelqu’un pouvait nous tuer. Mais elle a été de courte durée car nous avons été en lien avec les Etats-Unis, la France et Israël. Des idées rationnelles ont commencé à émerger. Au fur et à mesure des échanges, nous avons réalisé que nous allions avoir à traiter un grand nombre de personnes victimes de la guerre. Pas uniquement des militaires mais aussi des civils, adultes et des enfants. Nous avons compris que le système de santé mentale de l’époque ne pourrait pas subvenir à l’ensemble des besoins. La deuxième chose que nous avons constatée suite aux tortures des forces Russes à Boutcha, c’est que les traumas allaient être très sévères.

Les deux défis de la guerre, c’est le nombre des personnes touchées et la gravité des symptômes. Ce qui a engendré un troisième enjeu : le nombre insuffisant de médecins, de psychiatres, de psychologues formés au trauma et à la psychothérapie. Ce qui signifie que nous n’avions pas d’autre choix que nous former et d’étudier en tant que psychiatres.

Est-ce qu’il existe une différence pour toi entre l’urgence médicale qui relève du vital et l’urgence psychique, qui requiert du temps ?

L’expérience prouve qu’il existe bien une différence. L’institution Unbroken s’est construite au sein du département de psychiatrie du système général de l’hôpital. Quand un psychiatre fait le tour de l’hôpital et passe parmi les patients, il peut tout de suite différencier les symptômes aigus : si c’est de la dissociation post-traumatique, si c’est une réaction traumatique, etc. ce qui permet de prescrire le traitement adapté. Cela peut être médicamenteux pour traiter immédiatement, cela peut être de l’EMDR ou tout autre technique cognitive pour de la stabilisation… Ce qui est compliqué, ce sont les patients qui ont de la dissociation psychique avec des contusions. Les patients avec une dissociation post-traumatique qui ont besoin d’un traitement psychothérapique sur la durée seront orientés vers un autre cadre.

Comment travailler pendant la guerre ? Comment discerner les urgences ?

Aujourd’hui nous travaillons avec le trauma aigu de la guerre. Toutes les dissociations que je présente sont liées au trauma aigu. C’est pourquoi dans chaque hôpital, il faut avoir une équipe de santé mentale (psychiatre, psychologue, psychothérapeute) qui connaisse les diagnostics et traitements de toutes les dissociations traumatiques. Nous avons réalisé une recherche en administrant les questionnaires PCO5, GAD 7 and PHQ 9 à tous les patients reçus à l’hôpital venus du front. Nous avons constaté que 30 % de cette population était diagnostiquée PTSD et parmi ces 30 %, 40% avait une dissociation (ou dépression ?) aigüe ou grave. Mais un des symptômes les plus sérieux du PTSD, c’est l’évitement. Ces personnes souffrent mais ne disent rien. Peut-être que cette souffrance se traduit par de l’agressivité et de l’angoisse. Quand un psychiatre arrive dans le département de la chirurgie ou de la médecine, et qu’il constate ces réactions, il explique au chirurgien ou au généraliste que la personne n’est pas psychopathe. Ce sont les symptômes d’une maladie dangereuse, la dépression et il faut la traiter autrement. Les chirurgiens et médecins généralistes ont compris cela et demandent dorénavant l’avis des psychiatres lorsqu’ils sont confrontés à des manifestations semblables. Les prescriptions deviennent plus adaptées.

Aujourd’hui, les patients que vous suivez au Centre Primo Levi n’ont pas eu ces premiers soins. Ce que j’aimerais, c’est voir dans 20 ans, comment se sentent les personnes qui ont reçu ces soins premiers. Certaines recherches énoncent que plus tôt les personnes reçoivent des soins, plus leur qualité de vie sera meilleure. Je suis d’accord avec l’idée du Centre Primo Levi qu’on ne peut guérir de la torture. Mais peut-être est-il possible de faire ?

Pour ma part, quand un patient a été soigné chez nous et revient pour nous orienter un de ses collègues, je considère ça comme un succès.

Maintenant, c’est toi le chef de famille

Entretien avec Olga Shevtchenko, Psychologue pour enfant

Est-ce que le déclenchement de la guerre a été une surprise pour vous ou l’urgence existait avant ?

Les interventions militaires ont été une surprise. Je ne m’y attendais pas. Lorsque la guerre a éclaté, au bout de quelques jours, je me suis portée volontaire au sein d’une cellule d’écoute d’urgence située dans une station de train de la ville. Jusqu’en 2022, je travaillais dans un cabinet privé ainsi que dans un établissement scolaire. Je ne m’attendais pas à voir autant de monde affluer. Il n’y avait pas suffisamment de place, les personnes restaient debout toute la journée. Même si j’étais spécialisée dans le travail auprès d’enfants, j’ai apporté mon aide à tout le monde.

Cette situation a été mon premier contact avec des personnes en situation de stress aigu, aussi bien chez les adultes que chez les enfants. Malgré tout, j’ai poursuivi mes activités dans l’établissement scolaire et y suis restée encore une année afin de mettre en place tous les protocoles internationaux. Les enfants étaient marqués par les mises à l’abri au sein des refuges anti-bombes. Il fallait leur éviter un stress secondaire lié à ce climat de peur.

En parallèle, j’ai abandonné ma pratique privée pour me concentrer sur le centre Unbroken. Là-bas, je participe au diagnostic primaire et à la prise en charge psychologique des adultes et enfants. Aussi bien pour le trauma lié à la guerre (explosions, bombes) que celui lié à la situation quotidienne.

Quelle différence entre adultes et enfants au niveau de l’urgence et la réponse à donner aux enfants ?

Une chose impressionnante en temps de guerre, c’est que les enfants deviennent plus rapidement adultes. C’est comme si leur processus de maturation s’accélérait. Pour les adultes, je constate que leur manière de réagir face à la guerre, c’est le retrait psychologique. Ils cherchent à se sécuriser de cette manière.

Je remarque également des effets au niveau culturel. Les pères, lorsqu’ils partent faire la guerre, disent à leur fils : « Maintenant, c’est toi le chef de famille. » Il y a une sorte de changement profond du statut de la femme. Même si c’est elle l’adulte dans la hiérarchie familiale, elle devient le numéro deux et pas le numéro un.

Quant aux filles, elles deviennent plus adultes, comme tous les enfants. Presque deux ou trois ans de plus par rapport à leur âge réel.

Et d’une manière générale, j’observe que lorsque les enfants sont confrontés à des situations compliquées, ils ont tendance à dissocier, à ne pas voir. Ils s’enferment dans un silence.

Le nombre crée l’urgence

Entretien avec Oleksiy Smirnov, psychiatre et fondateur d’Unbroken

Unbroken, pourquoi avoir nommé votre centre comme ça ?

Cela correspondait à notre état d’esprit de 2022, mais peut être qu’aujourd’hui nous lui aurions donné un autre nom. J’ai entendu une réflexion intéressante du Centre Primo Levi qui pense qu’Unbroken représente notre objectif idéal. Au pire moment (de l’attente ?), alors que la peur était très forte, nous avions un objectif idéal. Un but fictionnel, c’est un signe de santé mentale.

Il faut rappeler qu’avant 2022, il n’existait pas de centre dédié à la prise en charge des personnes victimes des agissements militaires. Pour ma part, j’avais une pratique privée auprès de militaires ayant subi des traumatismes après des combats. Donc travailler à Unbroken était une continuité pour moi. Et c’est en 2022 que le centre a été créé, en réponse à l’urgence de la guerre.

Quelle urgence avant et après la guerre ?

L’urgence s’est créée avec l’augmentation du nombre de cas à traiter. Les pathologies liées à la guerre sont devenues très quantitatives. Aujourd’hui, nous travaillons beaucoup avec le stress aigu, les blessures morales, le stress-post traumatique, les personnes amputées. Bien sûr que tout cela existait avant la guerre, mais pas dans une telle proportion.

Comment vous avez pu gérer ces moments de précipitation ?

Il a fallu s’adapter car je pratiquais la Gestalt [ndrl : une thérapie tournée sur l’ici et maintenant]. La durée de mon intervention était incompatible avec le milieu hospitalier. Le temps de convalescence moyen à l’hôpital est de quelques semaines à quelques mois. C’est une temporalité trop courte pour pratiquer l’approche Gestalt. Pour rire, je nomme ce que nous avons dû inventer avec l’équipe la méthode « Frankenstein » car rien de tout cela ne se faisait avant ! Les méthodes sont différentes, les modalités le sont aussi… nous avons essayé de faire un ensemble cohérent en fonction de nos besoins d’urgence et avec les moyens du bord.

Quelle période vivez-vous en ce moment ?

Cela revient à savoir si nous sommes toujours dans l’urgence ou s’il s’agit d’un retour à un peu plus de normalité. A la guerre, il ne peut pas y avoir de normalité. Tout est toujours trop mouvant. La manière de mener la guerre change tout le temps. Les tactiques de l’ennemi sont différentes, les personnes qui font la guerre sont différentes. Les hommes qui s’engageaient pour des raisons idéologiques sont moins fréquents de nos jours. Notamment parce qu’ils ont disparu. Dorénavant, ce sont des personnes qui sont mobilisées et non volontaires. Au niveau de la prise en charge psychologique, les problématiques sont différentes. Donc, chaque fois que nous travaillons, malgré des changements significatifs, ça reste de l’urgence.

Propos recueillis par Armando Cote, psychologue clinicien et traduits par Basile Guley et Ludmila Stepura, interprètes.