Dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, des frappes israéliennes sur la bande de Gaza ou dès les jours suivant la chute du régime de Bachar Al Assad, la recherche de la trace des violences avait commencé. Un travail inédit par sa rapidité et son organisation. En jeu, la preuve des crimes commis et la fin de l’impunité des responsables.
« L’enjeu est de garder une trace, et d’agir le plus rapidement possible. Quand une attaque a eu lieu, quand des exactions ont eu lieu, il faut intervenir le plus rapidement possible pour éviter que les preuves disparaissent », avertit Aymeric Elluin, responsable de plaidoyer Armes chez Amnesty International France. Une urgence qu’avaient bien à l’esprit les enquêteurs syriens et internationaux au lendemain de l’effondrement du régime de Bachar Al Assad, celle d’empêcher que disparaissent les registres d’entrée des prisons et ceux des châtiments infligés (car l’État syrien avait documenté la grande majorité des actes de torture qu’il infligeait). « Chaque minute supplémentaire sans agir augmentait le risque qu’une famille ne sache jamais ce qui est arrivé à son proche, et qu’un membre des autorités responsable de crimes horribles ne soit jamais traduit en justice[1] », mettait alors en garde Shadi Haroun, directeur de programme de l’Association des détenus et disparus de la prison de Saidnaya (ADMSP).
Les autorités ukrainiennes non plus n’ont pas attendu. Dès les premières semaines de l’invasion russe, elles ont cherché à documenter les violences et à démarrer un travail judiciaire. Jamais un pays, au travers de sa police, de sa justice, n’a enquêté à un tel niveau tout en étant en guerre. Un travail de vérité soutenu au niveau international : « Notre travail de collecte de preuves a commencé », avait déclaré le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, deux semaines seulement après l’attaque russe, actant l’ouverture d’une enquête sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis en Ukraine. Au niveau de la société civile, il était aussi indispensable d’agir vite, « notre méthode consiste à documenter les incidents dès que possible », assure Roman Nekoliak, responsable des relations internationales au Centre pour les libertés civiles, à Kiev (ONG ukrainienne qui a reçu le prix Nobel pour la paix en 2024). Et la tâche est colossale. À ce jour plus de 120 000 enquêtes ont été déclenchées, dans lesquelles 600 procureurs et enquêteurs ont récolté des preuves sur 40 000 scènes de crimes[2]. Un travail d’enquête, certes étendu, mais qui ne concerne qu’une petite partie de la violence commise par l’armée russe. Et qui pose la question suivante : peut-on ambitionner de conserver la trace de toute la violence commise ? La bande de Gaza a apporté une réponse. Il faut choisir ses traces. Car la violence de l’armée israélienne a atteint un stade hors normes, faisant apparaître les termes de « futuricide » ou « sociocide ». « Le premier mois, dit Raji Sourani, directeur du Centre palestinien pour les droits de l’homme, cinq ou six d’entre nous ont commencé à collecter tout ce qu’ils pouvaient. [Mais] nous ne pouvons pas documenter les destructions contre les 38 hôpitaux[3] ». 92 % des bâtiments résidentiels de Gaza, soit environ 436 000 maisons, ont été endommagés ou détruits[4]. « C’est hors norme… Il n’y a aucun autre endroit dans le monde, à l’époque contemporaine, où un si large pourcentage de la population générale a été tué[5] », confirme Donatella Riviera, enquêtrice pour Amnesty International. 85 000 tonnes de bombes ont été larguées sur un territoire de 360 km2, occasionnant plus de cinquante millions de tonnes de gravats[6]. De ces décombres est même venu émerger le risque de la sédimentation de la trace, une zone pouvant être bombardée à plusieurs reprises, reléguant les premières marques des destructions dans une couche inférieure, comme dans un mille-feuille de ruines.
Tout signe brut d’acte répréhensible
De quelle trace parle-t-on ? « Une ‘’trace’’ est tout signe brut d’acte répréhensible, dit Roman Nekoliak. Même si les traces physiques (corps, fragments de coques, bâtiments) sont effacées, la collecte de preuves se poursuit par d’autres moyens. Lorsque toutes les traces visibles ont disparu, les enquêteurs s’appuient sur des images satellites, des entretiens, des empreintes numériques (par exemple, des vidéos et des métadonnées), des indices médico-légaux résiduels et des témoignages oculaires. La combinaison des sources ouvertes, des chronologies, du suivi médico-légal et des témoignages permet de reconstituer les preuves nécessaires. » Encore faut-il avoir accès à ces traces. Aucun enquêteur ni journaliste international n’a été autorisé à rentrer dans la bande de Gaza depuis octobre 2024, au contraire de l’Ukraine où le territoire est directement accessible. Le réseau de chercheurs locaux est alors indispensable « s’il y a eu un bombardement, ils se rendent sur place pour prendre des photos, vidéos, chercher des fragments[7] », dit Donatella Rovera, avant de prendre contact avec les familles et témoins. L’autre difficulté propre au territoire palestinien étant que les mouvements de population ont été tellement intenses que les habitants du quartier avaient entièrement changé, personne ne pouvait témoigner de ce qui s’était passé.
Une fois récoltées, les traces doivent constituer ensuite un faisceau d’indices. C’est le rôle de la très stricte « chaine de contrôle » mise en place par le Centre pour les libertés civiles (CCL) de Kiev. Le CCL commence par recueillir des données accessibles au public (images satellites, articles de presse, publications sur les réseaux sociaux et vidéos), puis se rend sur les lieux des violences afin de vérifier et d’enrichir ces informations. Des équipes formées interrogent les survivants et les témoins en utilisant des méthodes adaptées aux traumatismes et recueillent des données visuelles. Toutes les conclusions sont vérifiées afin de confirmer qu’un acte de violence s’est bien produit et qu’il répond aux critères juridiques. Se pose enfin la question primordiale du tri et de l’organisation des preuves à des fins juridiques, le CCL tient ainsi à jour une base de données structurée, qui contient plus de 87 085 cas documentés.
Enfin, « pour qu’un indice devienne une preuve, témoigne Roman Nekoliak, l’enquêteur doit avoir une solide connaissance du droit et être formé au droit international humanitaire et au droit pénal international, ainsi qu’à la criminologie et à la recherche de données. Il doit allier connaissances théoriques et compétences pratiques, en se conformant à un code éthique strict. Une fois vérifiée, documentée selon les procédures appropriées (par exemple, la chaîne de contrôle) et mise en correspondance avec les définitions juridiques d’un crime de guerre ou d’une violation des droits humains, elle devient une preuve légale ».
De la preuve qui alimente la justice
« Une fois les preuves rassemblées, celles-ci servent plusieurs objectifs, poursuit Roman Nekoliak. Les poursuites judiciaires sont le principal, tant par les tribunaux ukrainiens que par les instances internationales telles que la CPI. Les tribunaux nationaux d’autres pays peuvent invoquer le principe de la compétence universelle. En outre, les organisations internationales (par exemple, l’ONU, l’OSCE) s’appuient sur ces preuves pour établir leurs rapports et mettre en place des mécanismes de responsabilisation. Les médias et la société civile utilisent ces données à des fins de sensibilisation et d’éducation du public. » Des preuves qui ont déjà alimenté la justice ukrainienne, sur 493 suspects de crimes de guerre arrêtés, 79 procès ont été menés, s’achevant par 79 condamnations. La justice internationale n’a pas non plus été passive, avec la publication des mandats d’arrêt contre Benyamin Nétanyahou et Vladimir Poutine par la Cour pénale internationale (CPI), une décision inédite touchant deux dirigeants politiques majeurs. Dans chaque cas, la CPI a beaucoup fait référence aux preuves identifiées par le CCL, Amnesty International et Al Haq (ONG palestinienne de défense du droit).
Sera-t-il possible de juger un jour les personnes visées par de tels mandats ? L’expérience des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda démontre que la justice pénale internationale peut jouer un rôle majeur. Mais c’est peut-être une autre question qui se dessine dans cette lutte contre l’impunité. « Nous ne serons peut-être pas là pour le voir, dit Zaid Shuaibi, de Al-Haq, nous faisons cela pour le peuple palestinien, pour notre histoire. Ce travail de mémoire servira pour les générations futures », pour que la trace de l’injustice ne s’efface pas.
Maxime Guimberteau, responsable communication et plaidoyer
[1] « Syrie. Il faut préserver les preuves des atrocités de masse », Amnesty International, mai 2024.
[2] « Guerre en Ukraine : un travail d’enquête sans précédent sur des milliers de crimes de guerre », Le Monde, 24 février 2024.
[3] « Documenter les crimes de guerre à Gaza, une difficulté extrême », Médiapart, 7 avril 2024.
[4] « Gaza : la destruction de bulldozers interrompt la recherche de corps sous les décombres », ONU, avril 2025.
[5] « Documenter les crimes de guerre à Gaza, une difficulté extrême », ibid.
[6] « À Gaza, le futur oblitéré », Le Monde, 24 mai 2025.
[7] « Documenter les crimes de guerre à Gaza, une difficulté extrême », ibid.