Le projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », présenté fin 2022 est le 29e projet relatif au droit d’asile depuis quarante ans. Présenté comme un texte d’« équilibre », le texte reste pourtant profondément imprégné d’un esprit de méfiance envers les personnes exilées en s’ancrant dans trois tendances historiques : l’accélération de la procédure de demande d’asile, la limitation du droit à la santé et des dispositifs d’intégration restrictifs en pratique. Pour nos patients, au vu de leur parcours et de leur situation sociale, ce dernier projet de loi représente un potentiel danger.
La demande d’asile, une procédure fragilisée
Dès les années 1980, face à la hausse régulière des demandes d’asile, naît l’idée d’accélérer leur examen afin de rejeter plus rapidement celles qui paraissent illégitimes. En 1993, des procédures prioritaires ayant vocation à traiter les demandes « infondées » sont mises en place, marquant le début de la généralisation des procédures accélérées à partir de 2015. La réduction des délais d’instruction des demandes d’asile apparaît alors comme un outil de lutte contre l’immigration illégale, devenant progressivement une préoccupation des gouvernements successifs. Le projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » ne déroge pas à la règle : la rapidité d’instruction des demandes d’asile est un des objectifs de la réforme, justifié dans son exposé des motifs par la « pression migratoire » actuelle. Le gouvernement entend réduire les délais d’instruction de la demande d’asile en réformant les deux instances juridiques de protection des demandeurs d’asile que sont l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Selon la version initiale du projet de loi élaborée fin 2022, l’OFPRA serait ainsi territorialisé sous forme de guichets « France asile », au sein desquels les personnes exilées pourraient enregistrer et introduire leur demande d’asile, afin, selon le gouvernement, de réduire le temps d’examen des demandes d’asile de plusieurs semaines. Cette territorialisation pose un certain nombre de de questions : l’indépendance de l’OFPRA vis-à-vis des préfectures va-t-elle être garantie à tout moment ? En outre, ce premier entretien oral ne va-t-il pas servir de base pour un premier filtrage dans l’examen des motifs de demande d’asile ? L’introduction de la demande à l’oral peut être déstabilisante pour le demandeur d’asile, surtout si des éléments de récit sont abordés et non préparés. Enfin, la présence d’interprètes au sein de ces pôles territoriaux, dans toutes les langues et sur tout le territoire, est fondamentale pour le respect des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, mais difficilement imaginable au vu des moyens actuels de l’administration.
Quant à la CNDA, les décisions par juge unique et non plus en formation collégiale seraient généralisées, là aussi afin d’accélérer la procédure, faisant courir le risque d’un véritable recul pour les personnes qui demandent l’asile en France. Le rejet de la demande d’asile que vivent deux demandeurs sur trois est l’une des violences administratives les plus dévastatrices pour les personnes reçues au Centre Primo Levi, car il est vécu comme un désaveu, une non-reconnaissance des violences subies et met à terre tout espoir de reconstruction. Les situations jugées sont toutes extrêmement complexes et exigent donc expertise et impartialité, ce que permet la formation collégiale avec, notamment, la présence d’une personne nommée par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Sur ce point, la Défenseure des droits[1] a estimé qu’un « regard collégial est absolument nécessaire pour apprécier les situations des demandeurs dans toutes leur complexité et que le recours au juge unique vide de sa substance le délibéré qui constitue un gage d’impartialité de la justice. Le principe doit demeurer la règle, et le juge unique l’exception ».
Le droit d’asile est un droit de l’homme fondamental, indivisible et inaliénable. En France, le droit d’asile a une valeur constitutionnelle : il est inscrit à l’alinéa 4 du préambule de la Constitution de 1946. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dans laquelle il figure à l’article 14, lui confère son universalité. Le droit d’asile est également défini en droit international par le cadre juridique instauré par la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés.
Concilier la temporalité administrative et la temporalité psychique
Avec la volonté affichée de rendre la procédure plus accessible et efficace, cette précipitation des délais est, pour nos patients, potentiellement destructrice. Une personne exilée, victime de torture ou de violence politique, arrive en France dans une situation de grande vulnérabilité, avec ses traumatismes, ses problèmes de mémoire et de concentration qui l’empêchent de dire ou d’être précis. Sauf qu’aucune impasse ne doit être faite. La personne devra être précise lors de l’entretien avec l’officier de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), il faut convaincre. Un « je ne sais pas » ou une présentation laconique peuvent avoir des conséquences négatives sur l’acceptation de la demande. La personne exilée se trouve alors sur une ligne de crête du récit, entre un processus de vérification des faits et sa vérité subjective, le risque de dissonance est réel. Que peut-elle alors dire, que peut-elle s’autoriser ? Pour les patients du Centre, il est très difficile de séparer psychiquement ce qui relève de l’histoire événementielle bien cartographiée sollicitée par l’OFPRA de leur histoire plus intime. Nos patients sont soumis à deux temporalités parallèles : une temporalité « administrative » et une temporalité « psychique », celle de la reconstruction, du soin. Or, ceux-ci peuvent avoir à répéter leur récit, parfois plus de quatre fois (pour remplir le formulaire de demande, lors de l’entretien à l’OFPRA, puis, s’il y a un refus, pour la rédaction du recours et lors de l’audience à la Cour nationale du droit d’asile). Tout au long de la procédure, la personne peut également compléter son récit. Ce qui peut sembler être des incohérences, des contradictions, sont des manques, des précisions à apporter ou juste une question de formulation. La préparation du récit, qui demande du temps, est donc extrêmement importante. Elle fait, au Centre Primo Levi, partie du soin. Elle est en lien direct avec l’accompagnement global, pluridisciplinaire, mais cette possibilité reste rare pour la majorité des demandeurs d’asile. Accompagner nos patients dans leur demande d’asile est un va et vient permanent entre l’« administratif » et le « psychique », comme le dit un de nos psychologues : « Au Centre Primo Levi, nous travaillons au quotidien cette articulation avec, en interne, une juriste ou une assistante sociale, qui nous apprennent à rétablir une temporalité où l’avant finit par passer et se projeter dans un après. »
[1] Avis du Défenseur des droits n° 23-02, février 2023.
Immigration, asile, une affaire sécuritaire. Après la Seconde Guerre mondiale, la politique d’immigration était partagée entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère des Affaires sociales et le ministère de l’Intérieur. Chacun faisant valoir son point de vue et ses compétences. Progressivement, l’immigration et l’asile basculent entre les mains du ministère de l’Intérieur. À partir de 2013, il concentre l’ensemble des pouvoirs sur les questions d’immigration et d’asile à travers la Direction générale des étrangers en France (DGEF) qui assure la tutelle de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).
La santé des exilés, un droit malade
Lors de la discussion autour du projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », l’Aide médicale d’État (AME) a été de nouveau visée parune volonté de réforme, qui serait justifiée par la nécessité d’éviter un appel d’air migratoire provoqué par la distribution d’aides que l’État ne contrôlerait pas.Objet de beaucoup de fantasmes et de suspicions, l’AME est le symboledes restrictions de l’accès aux droits fondamentaux dont le droit à la santé. Créée en 1999, elle est spécifiquement dédiée aux personnes étrangères sans droit au séjour, une situation vécue par certains patients du Centre Primo Levi, qui ne bénéficient pas du droit commun dit de protection universelle maladie (PUMA). Cette aide donne lieu à une sorte de rengaine parlementaire : chaque examen annuel du projet de loi des finances est l’occasion d’un débat sur la réduction de son financement, la restriction de son accessibilité et, plus globalement, sur la légitimité du droit des personnes étrangères à se faire soigner. En 2004, est ainsi mise en place, pour son obtention, une condition de présence de 3 mois en France. En 2010, une contribution annuelle de 30 euros est demandée aux bénéficiaires, elle sera supprimée deux ans plus tard. La réforme de 2019 est la plus impactante : 3 mois d’irrégularité de séjour sont demandés, et non plus seulement 3 mois de résidence, certains soins sont exclus durant les 9 premiers mois de présence, et le maintien de la prise en charge des frais de santé pour les personnes perdant leur droit au séjour passe de 1 an à 6 mois. Enfin, en 2022, le Sénat s’attaque à l’universalité de l’AME en proposant de la transformer en « une aide médicale de santé publique » couvrant uniquement des « maladies graves et les soins urgents », la vaccination et des soins liés à la grossesse. Au final, face à l’opposition du gouvernement, cette prise en charge au rabais n’est pas adoptée dans la version finale du projet de loi des finances. Mais, un an plus tard, l’examen du projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » au Sénat donne l’occasion d’une nouvelle tentative de saborder l’AME pour la remplacer par une aide maladie universelle, réservée aux situations d’urgence et donc aux périmètre et conditions d’accès largement restreints. Le report de l’examen du projet de loi par le gouvernement met un terme temporaire à cette dernière surenchère en date.
Assurer une politique de santé publique efficace
« Distribution d’aides incontrôlées », « appel d’air migratoire », « tourisme médical », les arguments pour justifier la mise en coupes réglées de l’AME restent les mêmes. Or, comme le souligne l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)[1] : « refuser à une partie de la population un suivi médical standard conduirait à favoriser le développement de maladies graves et/ou de résistances aux traitements, mettant en danger la santé de tous et compromettant ainsi l’efficacité générale de la politique de santé publique. » L’IGAS ajoute : « la troisième motivation tient à la pertinence de la dépense publique. En effet, ne pas assurer un accès aux soins primaires à des personnes, particulièrement celles en situation de précarité cumulant les handicaps sanitaires et sociaux, peut conduire in fine la société à devoir assumer des dépenses plus importantes, notamment des dépenses hospitalières. » Enfin, comme le décrit un rapport de l’Assemblée nationale en 2021[2], « tous les bénéficiaires potentiels de l’aide médicale sont loin d’y recourir. Parmi les personnes éligibles à l’AME, un tiers n’en a jamais entendu parler et une partie importante qui y a déjà eu accès n’a pas procédé à son renouvellement – par absence de besoin ou par découragement face à la lourdeur de la procédure ». Ce même rapport souligne que « ce dispositif qui donne lieu à un financement budgétaire d’1 milliard d’euros, coût qui peut sembler élevé à certains, ne représente qu’un peu plus de 0,5 % de la consommation totale de biens et services médicaux ».
Pour les patients du Centre Primo Levi, l’accès aux soins est une priorité
Les violences multiples qui ont causé le départ de nos patients de leur pays, les ruptures souvent brutales que cela a occasionné et le parcours d’exil lui-même semé de violences et de pertes peuvent occasionner des troubles psychiques graves. Beaucoup en présentent sous des formes diverses et plus ou moins aigües, notamment les patientes du Centre Primo Levi, dont la quasi-totalité a été victime de violences sexuelles. Les effets physiques de ces violences varient d’une femme à une autre et surtout ne laissent pas de traces visibles. Que ce soit au niveau médical ou kinésithérapeutique, le rapport de ces femmes à leur corps est modifié. Il ne semble plus leur appartenir, instaurant une forme de distance. Il semble abandonné, plus habité. Toute la difficulté repose alors sur la capacité à toucher une patiente. Souvent, elles ont été touchées pour la dernière fois par leur tortionnaire. Comment toucher une intouchable, une personne qui énonce ne plus vouloir être touchée mais qui, paradoxalement, souhaite redevenir touchable ? La sphère la plus intime est atteinte, au plus profond de ce qui nous permet d’être en tant que personne. Les patientes demeurent dans le silence, ne pouvant dire mot sur ce qui leur est arrivé. Elles se disent dépossédées de leur corps. Lorsqu’elles en parlent, elles se sentent « dégoûtées », « abîmées », « gâchées », sous-entendant une idée d’irrémédiable dans la perception qu’elles ont d’elles-mêmes.
L’espace thérapeutique leur offre alors un lieu sécurisé. Elles sont crues d’emblée dans ce qu’elles disent. Leur parole n’est pas mise en doute et c’est leur vérité subjective qui compte. Il faut souligner que cette effraction du corps par la violence produit des effets similaires quel que soit son genre. En d’autres mots, les symptômes ne peuvent pas être sexualisés et varient d’une personne à une autre. La prise en charge des personnes exilées présente donc des spécificités fortes qui demandent des suivis longs et soutenus, pour lesquels la pluridisciplinarité (au niveau social, juridique, médical somatique et psychologique/psychiatrique), le recours à un interprète professionnel et la formation des soignants sont indispensables. Au vu de la gravité et des impacts des troubles, du nombre de personnes concernées à travers l’ensemble du territoire français (137 046 premières demandes au niveau des guichets uniques pour demandeurs d’asile – GUDA) et de leurs interactions avec les acteurs du secteur médico-social et, plus largement, avec l’ensemble de la société, la santé mentale et le soutien psychosocial des personnes exilées constituent incontestablement un véritable enjeu de santé publique. Pourtant, le système de santé actuel peine à répondre à ces spécificités et à cet enjeu. S’il existe dans le droit commun une offre diversifiée pour les personnes souffrant de troubles d’ordre psychologique, cela n’est pas le cas pour les personnes exilées, laissant les centres de soins associatifs souvent seuls face à une demande croissante. Leur santé mentale, et plus largement la souffrance psychique, se situe dans l’exact angle mort des politiques publiques, encore majoritairement orientées vers le soin des maladies infectieuses et la prise en charge des urgences médicales.
[1] L’Aide médicale d’État : diagnostic et propositions, Inspection générale des Affaires sociales · Inspection générale des Finances, 2019.
[2] Rapport de la commission d’enquête sur les migrations, 2021.
Intégrer, un droit théorique
« Nous en sommes convaincus, une meilleure intégration passe par le travail […]. Le travail est en effet un facteur d’autonomie, d’émancipation, qui permet de mener une vie plus autonome »[1], disait Olivier Dussopt devant le Sénat. Si cette déclaration a pu avoir le parfum de la nouveauté et du progrès social, il faut se souvenir d’une époque, entre 1975 et 1991, où les demandeurs d’asile pouvaient commencer à travailler dès le dépôt de leur demande, sans restriction, pendant tout l’examen de celle-ci. En 1991, commence à se mettre en place un système de contrôle du demandeur d’asile qui doit ainsi demander aux services de la préfecture une autorisation provisoire de travail. Cette interdiction de travailler est alors clairement liée à la création des Centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), censée compenser l’absence d’autonomie financière des demandeurs d’asile, qui vont alors percevoir une aide financière publique spécifique. 12 ans plus tard, arrive un second redressement institutionnel : le demandeur d’asile ne peut demander une autorisation de travail qu’au bout d’une année si sa demande est toujours instruite à l’OFPRA, ce qui, à cette époque, était souvent le cas. Dans les faits, les demandeurs d’asile, peu informés de cette possibilité, ne l’utilisent de toute façon pratiquement pas et les demandes sont faibles. En 2013, l’Union européenne, par la directive dite « Accueil » n° 2013/33/UE du 26 juin, fait espérer un changement en précisant que les États membres doivent garantir aux demandeurs d’asile « un accès effectif » au marché du travail. La directive allège les conditions d’accès au marché du travail : le principe d’une interdiction du marché du travail pendant une période déterminée est remplacé par celui du principe de l’accès au marché dans un délai maximal de neuf mois. La France choisit en 2018 un délai plus court : un demandeur d’asile ayant déposé sa demande auprès de l’OFPRA depuis au moins six mois peut exercer une activité salariée.
Pourtant, le fossé est grand entre le texte administratif et son application, « l’accès au marché du travail reste un droit théorique. Dans la pratique, il n’est pas appliqué », souligne un rapport de l’Assemblée nationale daté de 2020[2]. Tout d’abord car il revient à l’employeur de demander cette autorisation en présentant un dossier. « Bien qu’il se soit amélioré et dématérialisé, il reste très lourd à constituer, ce qui limite l’engagement de cette démarche par les employeurs », selon un second rapport de l’Assemblée nationale paru en 2021[3]. Ensuite, un demandeur d’asile ne peut prétendre qu’à des emplois salariés, il ne peut donc pas créer d’entreprise ou de microentreprise durant la phase d’instruction de son dossier. Il ne peut pas non plus s’inscrire à Pôle emploi. Enfin, l’accès à la formation, s’il est « possible en droit », est « peu effectif dans les faits en raison d’une réglementation contraignante, d’un contexte défavorable et de l’absence de volonté publique de soutenir l’intégration professionnelle des intéressés », soulignent encore les députés. Ainsi, en 2017[4], sur 100 755 nouvelles demandes d’asile enregistrées par l’OFPRA, 1 248 demandes d’autorisation de travail seulement ont été déposées.
Le projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » présenté en 2022 semble vouloir corriger cette impossibilité pratique de travailler en donnant un accès immédiat au marché du travail à certains demandeurs d’asile, en considérant les nationalités dont le taux de protection internationale serait supérieur à un seuil fixé par décret. L’accès facilité des demandeurs d’asile au marché du travail est une demande du Centre Primo Levi exprimée depuis longtemps, qui permettrait un frein à l’isolement social et une autonomie financière, notamment pour les femmes exilées. Mais la proposition gouvernementale reste très incomplète : faciliter l’accès à l’emploi pour les personnes exilées doit être accompagné par des formations en français adaptées aux obligations familiales et se faire en lien avec la formation ou l’emploi exercé dans le pays d’origine. Ensuite, cette possibilité ne s’ouvrirait que pour les ressortissants de pays bénéficiant d’un taux de protection internationale élevé (Afghanistan, Guinée, Côte d’Ivoire, Érythrée et Syrie), ce qui peut laisser entendre que la protection internationale n’est pas accordée sur des critères individuels, mais relève d’une logique de quota par pays. Enfin, comme les mesures d’accès au travail précédentes, la proposition du gouvernement ne concerne pas les personnes « dublinées », qui représentent près de 40 % des demandeurs d’asile et exclut les personnes faisant l’objet d’une procédure accélérée.
Avoir un toit pour s’intégrer, le décalage entre théorie et pratique
Si l’intégration par le travail est un des éléments du projet de loi largement promu par le gouvernement, mettant ainsi en avant une approche essentiellement économique, la prise en charge sociale des demandeurs d’asile, pourtant indispensable, n’y est pas abordée. Qu’en est-il de la situation actuelle ? Ici aussi le décalage entre théorie et pratique semble être une constante des politiques publiques d’accueil en France. Ainsi, en théorie, à compter de l’enregistrement de leur demande d’asile et tout au long du traitement de celle-ci, les demandeurs d’asile ont accès au dispositif national d’accueil (DNA) pour bénéficier des conditions matérielles d’accueil (CMA) comprenant l’accès à un hébergement et la perception de l’allocation pour demandeur d’asile (ADA). Les demandeurs d’asile n’étant pas autorisés à travailler durant les six premiers mois de l’examen de leur demande, cette allocation constitue, pour nombre d’entre eux, leur seule source de revenus. Là encore, le droit européen dit clairement les choses : « les États membres font en sorte que les demandeurs d’asile aient accès aux conditions matérielles d’accueil lorsqu’ils présentent leur demande de protection internationale […] et que les mesures relatives [à ces] conditions assurent aux demandeurs un niveau de vie adéquat qui garantisse leur subsistance et protège leur santé physique et mentale »[5]. Dans la réalité, les conditions d’accueil sont beaucoup plus restrictives[6]. L’accueil est tout d’abord temporaire. « Dans le dispositif national d’accueil, dit la Coordination française pour le droit d’asile, l’accompagnement à la sortie de l’hébergement est l’une des missions principales des centres et est préparée dès l’entrée dans celui-ci. Le gouvernement fait en effet de la ‘’fluidité des sorties du parc d’hébergement’’ une de ses priorités en matière d’hébergement des personnes demandant l’asile. » Les modalités de sorties diffèrent selon les situations administratives des personnes hébergées. Il existe en effet un niveau de différenciation des conditions d’hébergement en fonction de la procédure dans laquelle s’inscrivent les demandeurs d’asile : en procédures « Dublin », accélérée ou normale. Ce tri en fonction de leur situation administrative est problématique au regard de la qualité variable de la prise en charge selon le type de dispositif d’hébergement, au détriment des personnes en procédures Dublin et accélérée. Celles-ci sont accueillies par les dispositifs de l’Hébergement d’urgence pour demandeur d’asile (HUDA), des Centres d’accueil et d’orientation (CAO) ou du Programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile (PRADHA), qui ont comme objectif la préparation au transfert vers l’État européen responsable. Tandis que les Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et l’Accueil temporaire service de l’asile (AT-SA) sont spécialisés dans l’accueil des personnes en procédure normale. Enfin, le dispositif national d’accueil (DNA) en France, qui est géré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), est directif. Ce qui signifie que, si la personne refuse l’orientation ou quitte le lieu d’hébergement qui lui est assigné, elle perd les conditions matérielles d’accueil, à savoir l’allocation pour demandeur d’asile et la possibilité d’être hébergée.
Mais surtout, les conditions d’hébergement et d’accompagnement sont largement dégradées et très aléatoires selon les régions. Plus de 84 500 demandeurs d’asile enregistrés en France n’avait pas d’hébergement dédié au 31 décembre 2022, selon l’association Forum-Réfugiés[7]. Sur ce point, le Défenseur des droits[8] avait émis un avis particulièrement sévère, qui rejoint ce que notre équipe constate dans sa pratique au Centre Primo Levi : « Si le droit positif, européen comme interne, offre un arsenal de prise en charge des demandeurs d’asile relativement complet, il apparaît qu’en pratique nombre d’entre eux peine à en bénéficier de manière effective. Les défaillances pointées par le Défenseur des droits révèlent les immenses difficultés de perception de l’ADA dont le Défenseur des droits est très régulièrement saisi depuis plusieurs années, auxquelles s’ajoutent de nombreuses situations de retraits abusifs des conditions matérielles d’accueil. Ces atteintes sont d’autant plus préjudiciables aux demandeurs d’asile qu’elles se réalisent dans un contexte de saturation du dispositif national d’accueil, et les contraint à vivre à la rue avec de très faibles ressources. »
Les conditions d’accueil en France : le traumatisme continue pour nos patients
Quels que soient le pays d’origine ou le profil social des patients du Centre Primo Levi, l’arrivée en France est un basculement dans la précarité. Souvent, en effet, ils commencent par un parcours de rue, par la confrontation à Paris. Les situations que nos assistantes sociales rencontrent sont très diverses, mais, de plus en plus, ce sont des situations d’urgence qui se développent. Les places d’hébergement manquent ou sont très aléatoires, malgré les créations tant dans le dispositif « asile » que généraliste : « le parc d’hébergement est structurellement saturé, ne permettant de répondre au mieux qu’à la moitié des besoins », selon la Cimade. Par ailleurs en février 2022, l’association Forum Réfugiés[9] indiquait que « près d’un quart des demandeurs d’asile ne disposent pas des conditions matérielles d’accueil ». Les patients du Centre Primo Levi sont dans une temporalité de survie et une situation de vulnérabilité en permanence. Les effets psychiques sont considérables. Certaines patientes, pour restaurer leur rapport au corps et à leur image, ravagés par la violence, vont chercher une manière d’exister en tant que mère et en tant que femme. Mais la précarité des conditions d’accueil vient faire obstacle à ces différents enjeux de reconstruction et les confronte,, à l’absence de choix, à la soumission à une autorité. Alors qu’elles n’ont pas pu dire « non » aux violences sexuelles, au mariage forcé, à l’excision, à la traite, elles se retrouvent à nouveau ici exposées à la contrainte, notamment matérielle. Dans le rapport à la maternité , le manque de moyens, la précarité, empêchent une réponse adéquate aux différents besoins primaires de son enfant : acheter du lait, des couches, du matériel scolaire, autant de petits gestes du « prendre soin » de l’enfant, et d’elles-mêmes à travers cette fonction.
Sans remettre en cause les bienfaits d’avoir un toit, toutes les situations d’hébergement ne se valent pas : en Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) ou Centre d’Hébergement d’Urgence (CHU) ou dans des hôtels. Certains patients rapportent la présence de cafards, de traces d’humidité, de punaises de lit, etc. qui vient raviver leur peur et renforce leurs troubles du sommeil liés au traumatisme. Dans les hôtels, il lest souvent imposé aux femmes exilées de dormir dans la même pièce, voire dans le même lit, que leur enfant, rendant toute intimité difficile. Comment pleurer sans que son enfant en soit témoin ? La mère ne peut alors pas le préserver de ce qui relève de ses inquiétudes d’adulte. Autre situation problématique, celle de devoir dormir dans des chambres séparées, trop éloignées l’une de l’autre, parfois à des étages différents. Le traumatisme engendre des cauchemars chez les adultes, mais aussi chez les plus jeunes. Comment une mère peut-elle dormir sereinement quand elle sait que ses enfants se réveillent en pleine nuit, errent dans l’hôtel, mais qu’elle ne peut pas les entendre ? Ces difficultés à exercer une fonction maternelle et à se une créer une place se retrouvent aussi dans l’impossibilité de cuisiner dans les centres d’hébergement ou en hôtel. Préparer un plat pour une personne, le penser, prendre le temps de le faire n’a pas pour unique but de nourrir. Il est important que la mère ou le père puisse réaliser le geste de donner à manger à son enfant, surtout quand il est en bas âge, mais c’est aussi un geste de restauration de soi. Par ailleurs, l’absence de service de garde d’enfants dans les hébergements a des répercussions pour ces femmes en demande d’asile. Comment faire pour se rendre aux rendez-vous (administratifs, de santé, etc.) lorsqu’on n’a personne sur qui s’appuyer ? Il arrive que des patientes trouvent une solution en se liant avec des hommes, souvent de la même origine, ce qui est souvent perçu comme une forme de désinvestissement de leur rôle de mère.
Efficacité, rapidité, équilibre, simplification, meilleure intégration, respect de la loi, les contours du projet de loi « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » restent regrettablement « classiques » et s’inscrivent dans le prolongement des 29 textes précédents. Quel était donc le bénéfice d’un nouveau texte dans un contexte national où la thématique de l’asile est extrêmement sensible, où, progressivement, les personnes exilées voient déjà leurs droits réduits et où la constante des politiques publiques semble être le fossé entre théorie et pratique ? Pour beaucoup d’acteurs en lien avec les personnes exilées, ce projet de loi, pour favoriser un meilleur accueil, aurait mérité un bilan des mesures adoptées ces dernières années, notamment la réforme de la politique d’asile et d’immigration de 2018. Pour les patients du Centre Primo Levi, la frénésie législative se poursuit, autour d’un texte qui ne prend toujours pas ou peu en compte la spécificité psychologique, sociale ou économique de leur situation. Au contraire, le risque d’un recul supplémentaire de leurs droits est bien réel.
[1] Audition de MM. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-Mer, et Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion, 2023.
[2] Rapport n° 3357 déposé par la commission des finances de l’Assemblée nationale relatif à l’intégration professionnelle des demandeurs d’asile et des réfugiés, M. Jean-Noël Barrot et Mme Stella Dupont, XVe législature, 23 septembre 2020.
[3] Rapport d’enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d’accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la France, n° 4665.
[4] Le nombre d’autorisations de travail accordées à des demandeurs d’asile en 2018, 2019 et 2020 n’a pu être recueilli par la commission des finances de l’Assemblée nationale
[5] Directive dite « Accueil » n° 2013/33/UE du 26 juin
[6] Rapport CFDA Exilé⋅e⋅s : quels accueils face à la crise des politiques publiques ?, 2019.
[7] Hébergement des demandeurs d’asile : une couverture des besoins toujours limitée, mai 2023.
[8] Décision du Défenseur des droits n°2020-150.
[9] Près d’un quart des demandeurs d’asile ne disposent pas des conditions matérielles d’accueil, Forum Réfugiés, 2022.