La santé du corps en vie, c’est le silence

Pour l’immense majorité des femmes soignées et accompagnées au Centre Primo Levi, les violences subies sont avant tout sexuelles. Les effets physiques de ces violences varient d’une femme à une autre et surtout ne laissent pas de traces visibles.

Que ce soit au niveau médical ou kinésithérapeutique, le rapport au corps de ces femmes est modifié. Qu’entendons-nous par cela ? Un exemple permet de comprendre en quoi la perception de son corps comme un tout peut être atteint lorsqu’il y a eu violence. Quand un bras est maintenu en suspension pendant des semaines, par exemple, il ne fait plus partie du schéma corporel. Il semble sans vie, sans mouvement. Une femme victime de viol reçue au Centre Primo Levi se déplaçait en marchant sur la pointe des pieds. Tout le bas de son dos s’était bloqué et la démarche qu’elle prenait devenait un mécanisme compensatoire. Pourtant, son dos ne comportait aucune lésion, mais la manière dont elle avait verrouillé toute la région pelvienne avait un effet sur la chaîne musculaire et transformait sa démarche. Pour d’autres femmes, cela va concerner l’ensemble du corps. Alors que la kinésithérapeute demande à une patiente quelle partie de son corps est douloureux, celle-ci répond qu’elle ne sait pas, qu’elle ne le sent pas. Ce qui a été remarqué aussi – mais qui ne peut à ce jour être généralisé –, c’est l’absence d’abduction (mouvement qui écarte un membre de l’axe du corps) au niveau de la cuisse.

Lors d’un examen guidé, la kinésithérapeute vérifie l’amplitude du mouvement de la hanche, qui semble quasi nulle chez certaines femmes victimes de violences sexuelles. C’est cependant une donnée à modérer compte tenu du nombre de violences vécues dans le pays d’origine, ainsi que pendant le trajet, ce qui ne permet donc pas de montrer un effet propre aux violences sexuelles. Ce corps ne semble plus appartenir à ces femmes, instaurant une forme de distance vis-à-vis de lui. Il semble abandonné, plus habité. Nous pourrions dire qu’il n’est plus l’objet d’un « je », ni d’un jeu. Souvent, nous cherchons à bien habiller notre corps ; nous y apportons des ornements, du maquillage, nous faisons des mimiques… En d’autres mots, nous jouons avec. Avec les violences sexuelles, c’est tout ce rapport au jeu qui semble ne plus fonctionner.

Le rapport au toucher

Sur les plans kinésithérapeutique et médical, toute la difficulté repose sur la capacité à toucher une patiente. Souvent, la dernière fois qu’elles l’ont été, c’est par leur tortionnaire. Comment toucher une intouchable, une personne qui énonce ne plus vouloir être touchée, mais qui, paradoxalement, souhaite redevenir touchable ? Cette information oriente la pratique du soignant, où la parole vient alors s’associer au contact physique. Au cours des séances, il est fréquent qu’une femme raconte ne plus savoir comment se comporter avec un compagnon ou un mari. Qu’elle ne souhaite plus de relation intime, même si l’envie de se retrouver n’est pas non plus inexistante. C’est alors tout un accompagnement qui s’engage, lorsque deux personnes se retrouvent et qu’il y a eu violence depuis la dernière fois où ils se sont vus. D’autant que ces femmes s’exilent avec leur culture, où révéler avoir été victime d’un viol expose souvent à l’ostracisme. Toute une transmission d’informations et une dynamique d’échanges avec le soignant s’organise alors autour du soin du corps, du respect de soi, pour favoriser une réappropriation de cette enveloppe corporelle désinvestie. Les questions liées à la sexualité qui provoquent de l’inquiétude sont évoquées. Les questionnements autour de la contraception, des règles, font l’objet de discussions, afin que cette zone ne soit plus mise de côté ; qu’elle se remette à exister dans l’esprit de la personne. Entendre que son corps, malgré les violences, est capable de fonctionner « techniquement » apaise : « vous pouvez encore produire des ovules », « vous pouvez avoir un enfant ». Réaliser un bilan de santé et prononcer ces paroles viennent rassurer la patiente sur son fonctionnement et sa perception initiale d’être « gâchée ». Ce n’est qu’à travers l’instauration d’un lien de confiance qu’une reprise du toucher pourra se faire, car, au sein de la relation thérapeutique, une ambivalence se perçoit. De manière implicite, la patiente redoute, tout autant qu’elle souhaite, instaurer un rapport différent à la main de l’autre. D’où l’importance d’une parole accompagnant le geste.

Renommer les parties du corps

La kinésithérapeute du Centre Primo Levi, qui ne commence pas la première séance avec un « interrogatoire » comme cela se réalise en cabinet. Les questions portent sur sa fonction de thérapeute, sur la connaissance de son rôle et de sa pratique. Loin d’un travail habituel, il s’agit avant tout de rétablir le contact d’une main sur la peau. Pour cela, le toucher des différentes parties du corps s’accompagne de mots qui viennent nommer les zones douloureuses : dire que c’est une articulation, qu’en dessous se trouve un muscle, puis des os.

Pour une jeune femme qui a été victime de violences sexuelles, ce n’était plus perceptible. Elle s’étonne, croyant qu’il n’y avait que de la douleur, du trou, du vide, du rien. Avancer lentement, demander régulièrement si le toucher engendre de la douleur, si la personne souhaite s’arrêter, participe à la restauration d’un lien de confiance. Alors qu’une femme se présente à sa séance car tout son corps est douloureux, la kinésithérapeute propose de commencer par une technique de massage. Une larme commence à couler. Tout en continuant ses mouvements la soignante reste à l’écoute, demande si c’est pénible, si la patiente souhaite arrêter ou parler de ce qui amène ces larmes. Ce n’est que dans l’après–coup que cette femme a pu associer ce moment aux agressions qu’elle avait subies. Mais, sans ce travail sur le corps, cette douce remise en mouvement, aurait-il pu y avoir parole ? Laisser au patient la possibilité d’interrompre ou de poursuivre le travail le remet à une place de sujet à part entière. Ne pas s’arrêter à la première mimique douloureuse, mais interroger le souhait de continuer ou non redonne de la valeur au consentement. Au-delà de la crainte de déclencher des émotions pénibles, il importe que le praticien sache accompagner ce qu’il a suscité. L’échange verbal permet alors de dégager du sens sur ce qui vient de se vivre et de jalonner ainsi la réappropriation de son corps par la patiente. Les avancées prennent du temps. Après quelques mois de traitement, une patiente est parvenue à dire qu’elle sentait qu’elle ne sentait rien, ce qui est une première étape dans le renouage à son corps. Quelque chose émerge et commence à se dire.


Cet article est issu du rapport “Femmes exilées, une violence continue”, consultable ici.