« Nos collègues ukrainiens ont été très demandeurs »

Agnès Afnaïm et Béatrice Patsalides Hofmann, médecin et psychologue au Centre Primo Levi, étaient à Varsovie en juillet dernier pour former le personnel soignant d’un hôpital de Lviv. Une intervention pensée au printemps 2022, après l’invasion russe, qui visait à soutenir les soignants dans la prise en charge des populations civiles victimes de la guerre.

Comment a germé l’idée de cette formation en Pologne ?

AA : Cette formation a été organisée à l’initiative d’une professeure d’art à l’université de Yale, Marta Kuzma, qui, avec un ami psychologue, ont voulu venir en aide aux professionnels de santé ukrainiens en charge de l’accueil des victimes de la guerre. Ce dernier a suggéré l’intervention du Centre Primo Levi et de ma collègue psychologue, qui m’a demandé à son tour de venir avec elle. Le projet s’est alors forgé au fur et à mesure des entretiens à distance, à l’initiative de Marta qui a tout organisé, qui a tout tenu à bout de bras, de manière remarquable. Des psychiatres de Yale faisaient aussi partie du projet, eux sont arrivés 24h avant nous, aussi pour former.

Qui a participé ?

AA : Ce sont les collaborateurs du service de psychiatrie d’un hôpital dans l’ouest de l’Ukraine :  psychiatres, neuropsychiatres, psychothérapeutes, art thérapeutes, des praticiens orientés dans la prise charge des syndromes post traumatiques et des enfants. Ils travaillent en équipe, avec une grande place à la parole. Quand nous sommes arrivés, nous avons tout de suite commencé à travailler avec eux, avant même de commencer notre formation. Certains voulaient des entretiens individuels avec ma collègue psychologue et des séances de traitement manuel avec moi. C’était très important de commencer comme cela, nous leur avons donné une place, une considération, ils avaient besoin de se poser, d’écouter, d’être entendus.

Quel contenu, au niveau de la formation, aviez-vous prévu de présenter ?

AA : Les praticiens ukrainiens nous ont donné carte blanche, le médecin responsable voulait que soit abordé le thème de la psychanalyse et du psychotraumatisme. Ma collègue psychologue du Centre Primo Levi a débuté avec une présentation de la psychanalyse dans le champ de la guerre. Elle a parlé du premier entretien avec le patient, de la manière dont on accueille, dont on instaure du lien. Les participants étaient demandeurs, posaient des questions, ils étaient concernés. Elle est ensuite entrée dans le cœur de son travail au Centre en prenant comme exemple des situations cliniques. De mon côté, j’ai abordé la question de la mémoire traumatique, qui est très importante dans notre pratique au Centre et un socle de la prise en charge médicale. J’ai ensuite traité de la méthode dite de la somato-psychopédagogie que j’expérimente petit à petit. C’est une thérapie manuelle non pas centrée sur les tissus mais sur la personne, sur le rapport de la personne à son corps. Grâce au toucher, qui est fait d’une intention et d’une attention, nous arrivons à combler la distance entre la personne et son corps, C’est une forme de psychologie à partir du corps. L’idée est que les praticiens que je forme et que je vais former puissent utiliser cette méthode. 12 des 15 praticiens ukrainiens présents à Varsovie ont d’ailleurs bénéficié d’une séance individuelle.

La formation a en effet eu lieu à Varsovie, à plus de 1 000 kms du front, la guerre était-elle présente pendant cette formation ?

AA : J’ai repéré deux moments où la guerre s’est présentée. Nous dînions tous un soir sur une longue table. Tout d’un coup, nous voyons le visage de plusieurs participantes à la formation s’habiller de larmes. En fait, elles venaient d’apprendre qu’à partir de septembre les femmes pourraient être appelées au front. A un autre moment, alors que je poursuivais ma formation, que j’avais toute l’attention du directeur de l’équipe, celui-ci prend son téléphone et se lève, puis il revient. Il se remet à écouter, entretemps il venait d’apprendre qu’un obus était tombé sur la maison d’un de ses amis.

Nos collègues ukrainiens nous ont bien sûr parlé de cas cliniques précis. Nous y avons réagi avec ma collègue. Cela a permis une certaine prise de conscience chez eux, notamment dans l’accompagnement des femmes victimes de violence sexuelle, car nous leur avons transmis notre expérience. Cela leur a donné une assise. Car nous pouvons retrouver une similitude dans les situations cliniques entre les situations de conflit qu’ont fuies nos patients et celle que vivent les Ukrainiens, malgré les différences de contexte.

Quels liens avez-vous construit avec vos collègues ukrainiens ?

AA : Le fait d’aller à leur rencontre a été très important. Les gens sont en général plus à l’aise. Cela fait longtemps que le Centre Primo Levi le fait avec d’autres partenaires comme au Liban, en République démocratique du Congo ou en Tchétchénie. En Pologne, il y a eu plusieurs temps forts, notamment lors d’un groupe de parole pendant lequel des choses assez personnelles ont été dites. Cela a été important pour la cohésion du groupe. Nos collègues ukrainiens ont été très demandeurs, les échanges ont été riches, intenses. Cela a été une belle rencontre. Tout le monde a envie de continuer.


[Nos remerciements vont à la section Ukraine des Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF) laquelle a financièrement permis cette première session de formation.