Accompagner les familles des disparus

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« Tout “Homme qui se Retire” pour les uns est forcément, pour les autres, un “Homme qui Arrive” »[1]. Mais qu’en est-il de ceux qui disparaissent sur le chemin ? Le poète n’en parle pas, signe probable du double effacement que produit la disparition. Derrière ce forcément lâché trop vite, derrière tous les poèmes dans lesquels j’ai cherché en vain la trace d’un disparu pour commencer cet article, il existe pourtant des milliers de personnes qui tous les ans, dans des contextes aussi divers que les conflits armés, la migration, les catastrophes naturelles, disparaissent.

Le service de Rétablissement des Liens Familiaux (RLF) de la Croix-Rouge française fait partie d’un réseau mondial, encadré par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), qui nous permet de rétablir le contact entre des membres d’une même famille. Malgré les belles réussites qui nous poussent à continuer nos efforts, une partie des personnes que l’on recherche ne seront malheureusement jamais retrouvées. Les causes en seront aussi nombreuses que celles de la disparition elle-même : pas assez de pistes pour remonter jusqu’à telle personne dans tel hameau dans tel pays ravagé qui détiendra telle information précieuse ; la personne recherchée est détenue dans une prison inaccessible ; elle a été torturée, puis tuée, son sort effacé par une administration totalitaire ; l’embarcation de fortune sur laquelle elle est montée a fait naufrage au large de la Libye, sa dépouille a peu de chances d’échouer quelque part, encore moins d’être identifiée[2]… 

Si nous semblons saisir ce qu’est un disparu, il n’est pas toujours aisé de définir ses contours. Imaginons un homme qui perd son portable pendant la traversée de la mer Egée et ne peut plus contacter ses proches en Afghanistan : est-il un disparu ? Pour nous, cet homme est bien là ; mais si ses proches n’ont pas de ses nouvelles, il est pour eux un disparu. De leur côté, ils sont probablement sains et saufs au pays, n’attendant qu’à être contactés ; mais tant que l’homme n’a pas de leurs nouvelles, rien ne lui garantit qu’ils le sont bien. Car ils ont peut-être aussi pris la route afin de fuir les mêmes menaces, pour rester ensuite coincés sur une île grecque ou atterrir en Inde. De son point de vue, ce sont donc des disparus. Aussi, le RLF se situe du côté de la famille qui recherche : les disparus sont des « personnes dont la famille est sans nouvelles et/ou qui, selon des informations fiables, ont été rapportées comme disparues en raison d’un conflit armé […] ou encore de toute autre situation qui puisse requérir l’intervention d’une institution neutre et indépendante »[3].

La question de la temporalité se mêle à celle du hasard : ce n’est pas la même chose de ne plus avoir des nouvelles d’un proche depuis deux semaines, depuis plusieurs mois ou encore depuis 30 ans. Et pourtant, rien ne peut nous dire d’avance qu’une rupture de contact survenue il y a quelques jours n’aboutira pas à une situation de longue et douloureuse séparation, ou inversement, qu’une personne disparue depuis plusieurs décennies ne réapparaîtra pas au bout de quelques mois de recherches, comme ça, tout simplement parce que « la fée occasion »[4] s’est présentée. On a bien sûr une analyse objective nous permettant de prioriser notre travail, mais face à la perception subjective du temps qui passe pour celui qui a perdu un proche, il n’y a qu’une véritable réponse : offrir à la personne un accompagnement respectueux de sa singularité, et ce pendant toute la période d’incertitude qu’elle est en train de vivre.

Respecter aussi le rythme de chaque personne par rapport aux recherches et leur éventuel arrêt en cas de non-aboutissement. Un dossier n’est jamais clôturé : lorsqu’on a exploité toutes les pistes, il est suspendu. Nuance primordiale. Car qui sommes-nous pour décider de la clôture d’une situation de disparition alors que pour les familles il s’agit toujours d’une plaie ouverte, risquant de s’aggraver à chaque anniversaire, à chaque nouvelle rumeur, à chaque embûche administrative ? La suspension signifie que l’on pourra à tout moment relancer les recherches suite à une nouvelle information. La simple inscription de la demande dans nos bases de données ou sur le site www.tracetheface.org peut aboutir à une issue positive si les personnes se recherchent mutuellement. Mais la suspension reflète également la dure réalité du quotidien des familles d’un disparu : la vie est comme suspendue, tant qu’ils n’auront pas obtenu une réponse claire quant au sort de leur proche.

Dans ces situations, peut-on parler de deuil ? Si le deuil est une « réaction à la perte réelle d’un objet d’amour »[5], la situation de la disparition, par son ambivalence, met le sujet face à un deuil impossible. Car s’il est indéniable qu’il y a perte, on ne sait pas quel statut lui conférer. En effet, la personne qui recherche est tiraillée entre l’espoir de revoir un jour son proche et la résignation face à la réalité de l’absence qui plus le temps passe, semble définitive. Les scénarios infinis que l’on peut imaginer quant au sort de la personne disparue, plongent son proche dans d’interminables ruminations et l’empêchent d’avancer, entravant son intégration dans le pays d’accueil, compliquant ses liens avec ses proches. Quelle place peut accorder une mère dont l’enfant a disparu à ses autres enfants ou à son compagnon ? Nous témoignons des difficultés qui émanent de ces situations où l’impossibilité de faire le deuil impacte la qualité des relations au sein de la famille, d’autant plus qu’il arrive que chacun de ses membres donne un statut différent au disparu. Comment poursuivre notre travail lorsqu’une sœur nous dit « laissez tomber, il est mort, c’est sûr » alors que son frère nous dit « continuez, un compatriote connaît une dame qui a parlé à un homme qui dit l’avoir vu » ?

En termes psychanalytiques, on dirait que ces situations laissent souvent le sujet dans un état mélancolique où l’ambivalence des relations d’amour est exacerbée, la culpabilité abonde et le moi se désintéresse du monde. Dans le cadre de notre mission, nous nous appuyons sur les travaux de la psychologue Pauline Boss, qui a consacré sa carrière aux personnes qui doivent composer avec ce qu’elle nomme une « perte ambiguë »[6]. Elle explique comment on peut accompagner les personnes qui ne connaissent pas le sort d’un proche et quels sont les leviers qui peuvent les amener à accepter qu’il n’y aura peut-être pas de résolution, que l’incertitude persistera, mais qu’elles peuvent malgré tout s’autoriser à vivre. Il s’agit d’un travail difficile nécessitant une approche pluridisciplinaire, mais nous espérons que l’accompagnement que nous proposons, offre aux familles des disparus une ressource parmi celles qui leur permettront un jour de se reconstruire. 

Un autre levier extrêmement important pour que les familles puissent réinvestir le monde est la reconnaissance symbolique de leur perte. Nous y participons, par le simple fait que nous enregistrons l’identité du disparu. Tant que la personne n’est pas retrouvée, la Croix-Rouge se fait dépositaire de son nom et d’une partie de son histoire, offrant un lieu où la perte peut être dite et reconnue. Cette reconnaissance doit s’accompagner d’une autre – juridique – qui leur permettra de continuer à gérer leurs démarches administratives au quotidien. Selon la législation française, après un an d’enquête, un certificat de vaines recherches peut être délivré à la famille, grâce auquel un juge pourra établir une constatation de présomption d’absence. Or, nos recherches sont menées dans un cadre international et dans la plupart des pays subsiste un vide juridique quant à ce type de démarches. Ce manque de législation en la matière peut mettre les familles de disparus dans des situations matérielles très difficiles, qui complexifient davantage leur deuil impossible. En effet, dans certains pays, le seul moyen de faire valoir ses droits en tant que proche de personne disparue est de demander un certificat de décès : la personne est mise face au dilemme de choisir entre faire mourir symboliquement son proche ou poursuivre des démarches essentielles. Personne ne devrait être obligé de faire ce choix et le CICR œuvre pour sensibiliser les autorités à la nécessité de délivrer des certificats d’absence [7]

Enfin, il reste beaucoup à faire au niveau des rites de commémoration pour les disparus et de l’inscription de la disparition dans le social en général. Lorsqu’il y a décès, il existe des cérémonies et surtout des mots à dire aux endeuillés. Mais que dit-on aux proches d’un disparu ? Ces mots restent à être inventés. Nous revenons au double effacement des disparus, réel et symbolique. Comment y remédier ? Au RLF, nous y œuvrons en essayant d’offrir un accompagnement qui s’inscrit dans la durée, prenant en compte tous les aspects et impacts d’une disparition. Pour le reste, il faudrait écrire les poèmes qui manquent. 

Stefania Asimakopoulou, officier de recherches au Rétablissement des liens sociaux de la Croix-Rouge


[1] Odysseus Elytis (trad. M. Soufarapis), Le petit navigateur, L’Echoppe, 1985, p.23

[2] Pour les disparitions en Méditerranée, cf. Taina Tervonen, Au pays des disparus, Fayard, 2019.

[3] Les personnes disparues. Guide à l’usage des parlementaires, 2009, p.9.

[4] Vladimir Jankélévitch, Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Editions Gallimard, 1978, p.37.

[5] Sigmund Freud, Métapsychologie, Gallimard, 1968, p.158.

[6] Pauline Boss, Ambiguous loss: learning to live with unresolved grief, Harvard University Press, 1999

[7] Accompagner les familles des disparus. Guide pratique, CICR, 2015, p.35.