Un corps parlant

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Je rencontre pour la première fois Mme A. il y a un peu moins de deux ans. Elle m’a été adressée par l’une des médecins du Centre, qui a continué à recevoir Mme A en fasciathérapie, en parallèle, dans un travail complémentaire.

« J’aimerais construire une nouvelle vie ici ; je suis contente d’avoir pu vous dire ça »

Dernière arrivée sur le territoire, ce n’est pas la première de la famille à avoir bénéficié d’un suivi au Centre Primo Levi ces dernières années. Un pré-transfert important était déjà à l’œuvre avant que Mme A. ne soit reçue pour la première fois dans notre institution, ce qui a facilité la mise en place de la relation transférentielle.

Menacée de mort, Mme A. a été contrainte de fuir dans l’urgence son pays d’origine, laissant derrière elle ses enfants. Un pays où les droits de la femme sont régulièrement bafoués et où faire appel à la justice en tant que femme relève de la gageure. La violence politique y fait rage.

Poussée à l’exil, elle a trouvé refuge en France.

Mariée de force à l’adolescence, Mme A. a subi des violences physiques et psychologiques répétées pendant une quinzaine d’années : « A partir du moment où j’ai été mariée, il n’y avait plus personne pour me protéger ». Un quotidien irrespirable et insoutenable. A la violence des coups, son corps répondait souvent par l’évanouissement. Isolée, sans autre secourable, Mme A s’est dissociée à de maintes reprises face aux violences perpétrées. La dissociation traumatique étant ce point de rupture dans le lien entre le symbolique et le réel, entre le sujet et le langage, entre le corps et la jouissance.  En d’autres termes, pour survivre elle a dû se protéger terriblement de ses sensations. Elle a dû se couper de la douleur, de l’insupportable.   

Ce qui fait trauma pour Lacan, c’est l’irruption du réel dans le champ symbolique. Quelque chose qui n’a pas pu être mis en mots, qui fait trou dans le savoir, dans le sens. Le sujet est débordé par une jouissance insupportable, ce qui le laisse sidéré ou « hors sujet ». Le trauma est ce qui échappe à la mise en mots.

L’impact des traumas se fait sentir à chaque séance. Un corps fragmenté qui a été objet de l’autre, qui ne lui appartient plus, qui a cédé sous les coups. Un corps traumatisé, qui n’est plus habillé par les pensées et le langage. Un corps qui a encapsulé la mémoire traumatique. « Je cherche pourtant à faire comprendre à mon cerveau que les violences sont terminées » répète-t-elle.Cependant, son corps, raide, préparé à affronter de nouvelles violences, laisse entendre le contraire. 

Cela peut aussi être analysé comme une ressource salvatrice. Cette « faculté » protège le système nerveux et lui permet paradoxalement de respirer à nouveau. Cette capacité à s’évanouir lui permet de se soustraire à la scène violente, comme une tentative de protéger les strates les plus profondes de son Moi.

Il est déjà arrivé que Mme A. perde connaissance en séance. Mais, attention, nous n’avons pas affaire à une répétition à l’identique, aux effets désorganisateurs. Elle déshabite son corps certes, mais avec un appel à l’autre. Elle se dissocie un temps mais parvient à « revenir ». Un travail de reprise s’engage alors et une mise en mots est possible.

En séance, une oreille attentive aux mots traduits par l’interprète, je ne quitte pas d’un œil Mme A., guettant les moindres signes d’un possible évanouissement à venir. J’interviens fréquemment, l’enjoignant à respirer et à « rester avec moi ». Cela scande nos séances.Une lutte active s’engage pour contrer ce mécanisme consécutif aux violences vécues. « Je ne savais pas que c’était possible de ne pas s’évanouir » dit-elle interloquée lors d’une séance alors qu’elle avait manqué de perdre connaissance.

Il m’est déjà arrivé de prendre les mains de Mme A. lors de moments de grande dissociation et de faire pression sur ses paumes pour l’aider une nouvelle fois « à revenir ». En tant qu’analyste ce n’est pas commun. Dans cette clinique si particulière de la violence politique et de la torture, nous occupons parfois une place atypique, très proche des patients. Celle à la fois d’un Nebenmensch, cet être secourable ou « être humain proche » qui vient à la rencontre d’un nourrisson en état de désaide[1] et d’un réanimateur psychique. Une place qui n’est pas sans risque. Il en va de notre responsabilité de thérapeute de n’exploiter cela que du côté transférentiel.

« Lorsque je suis partie il n’y avait que l’ouïe qui fonctionnait mais je me suis rendue compte que je pouvais aussi respirer. C’est comme la découverte d’un secret ».

Au sein du cadre sécurisant et contenant que je lui propose, Mme A se laisser aller à la régression et peut éprouver à nouveau. Elle se sent libre d’explorer. Faire l’expérience subjective des scènes passées est vertigineux. Le travail d’intégration psychique n’est pas aisé. Mais elle a de nouveau accès à des ressentis et à la parole. Une parole propre qu’elle adresse à un autre. Il n’y a plus de faillite du langage. « Silenciée » tout le long de sa vie adolescente et adulte, elle peut désormais s’autoriser une parole. Une parole libre et singulière. Au sein de cette aire transitionnelle, Mme A. fait l’expérience d’une réappropriation de ses capacités motrices, des affects et sensation corporels. Un travail autour des signifiants lui permet d’évacuer ce trop-plein de jouissance et de nouer le trauma dans un discours. Un travail qui donne lieu à une subjectivation du trauma.

Ainsi, Mme A. est portée, bercée et enveloppée en séance. Elle boit les paroles de l’autre et elle est accueillie dans ses ressentis. Mme A est avide de connaissances nouvelles sur son corps et sur les transformations psychiques à l’œuvre. Des réelles épiphanies qui lui permettent de redessiner la cartographie de son corps. Ses demandes de savoir et de repères sont toutefois insatiables. Me plaçant souvent à la place d’un être savant, d’un Autre tout puissant dans le transfert, je me retrouve en face d’une patiente en très forte demande de nourriture psychique, à l’image d’un nourrisson qui ne serait jamais rassasié.

Puis vient la fin de séance. Un retour à la réalité vécue souvent de manière violente tel un sevrage intempestif. Un passage du principe de plaisir au principe de réalité. J’annonce toujours à Mme A. bien en amont la fin prochaine de l’entretien. S’ensuit une longue traversée du désert entre le bureau de consultation et la salle d’attente, lieu de la séparation. Des dizaines de minutes s’écoulent. La transition est chancelante. Il n’est pas rare que j’aie à poser mes mains sur ses épaules pour la contenir et l’empêcher de tomber à la renverse. L’interprète, qui fait partie intégrante du dispositif et qui nous accompagne dans nos séances, ferme la marche, avec à la main un tabouret, au cas où. 

Ces moments de séparation si difficiles font écho à toutes les séparations passées. Il y a bien sûr, en filigrane, la question de la séparation d’avec ses enfants qu’elle risque de ne jamais revoir. Un sujet abyssal.

Certaines questions restent ainsi en suspens.

En parallèle, des changements émergent au fil des séances, à commencer par le corps de Mme A.  Elle se maquille, s’apprête, porte des couleurs vives. Son visage peut redevenir l’objet du regard de l’autre. Quelque chose affleure du côté du féminin, du désir, de la sexualité. Elle investit à nouveau de manière libidinale son corps.

Mme A. retrouve des connexions possibles entre son corps et sa psyché qu’elle pensait abolies. La pensée circule de nouveau là où les violences avaient tout figé. Elle investit de nouveaux lieux, une nouvelle langue et entreprend des projets de vie. Elle respire à nouveau.

Valentin Hecker, psychologue clinicien


[1] Hilflosigkeit, décrit par Freud dans Esquisse d’une psychologie scientifique, 1995