Pour des raisons éthiques, nous ne pouvons pas parler à la place de l’autre sans confisquer sa parole, sans trahir parfois son choix du silence pour abriter sa subjectivité. Mais nous pouvons être amenés parfois à prêter notre voix, pour évoquer la clinique, le théâtre d’ombre de ces violences qui attaquent si durement la parole. Les mots qui suivent relèvent de cette tentative.
Mme S se présente impassible et le restera quasiment tout le temps de ce premier entretien. D’elle, je ne saurai que ce que ma collègue qui accueille les demandes lors d’un premier entretien aura retranscrit sur une fiche rédigée à l’intention des praticiens. En France depuis plus d’un an, avec deux filles de 6 et 7 ans, madame est en demande d’asile. Elle a fui un pays d’Afrique après des persécutions politiques, pour des manifestations auxquelles elle a activement participé. Des agressions violentes de tous ordres, notamment sexuelles, sont notifiées. Dans son silence, je ne sais si elle attend que j’en prenne acte, de ce qui est inscrit noir sur blanc sur cette page à mes côtés, que je lui pose des questions, que je me prononce ou que j’avoue mon impuissance et que je rende peut-être les armes devant tant d’abjections.
Quand je suis venu le voir au Centre pour la première fois, j’étais incapable de parler. Dans le reflet de la fenêtre, je me voyais telle une figure de marbre. Je ressemblais à cette roche dont mon père disait qu’elle venait du fond des profondeurs et que son exhumation nécessitait un énorme travail. Je n’étais plus cette pierre d’albâtre, tendre, à laquelle je m’identifiais auparavant et que ce père aimait sculpter dans mon enfance. Il me disait qu’on la trouvait au pays de la reine de Saaba et que j’étais comme elle, je laissais filtrer la lumière. Mais désormais, je me suis depuis longtemps pétrifiée. Et aujourd’hui, être enfermée dans cette pièce, ce cabinet, me soulève le cœur. J’ai l’étrange sensation, devant cet homme, d’être à nouveau face à quelqu’un qui s’intéresse un peu trop à moi. Tout cela me parait impudique. La honte me tient lieu de garde-fou. Je m’y suis retranchée, comme à un rempart au-dessus de l’abîme. Ce silence…
Primo Levi avait bien observé le caractère indélébile de l’offense dont il serait absurde de penser que la justice humaine l’efface. Il en parlait comme une source de mal inépuisable : « Elle brise l’âme et le corps de ses victimes, les anéantis et les rends abjects, entretient la haine et prolifère de mille façons, contre la volonté de chacun sous forme de lâcheté morale, de négation, de lassitude, de renoncement [1]».
Quand je suis revenue les fois suivantes, je ne sais pas si c’est à cause de lui, mais c’est la haine qui est venue en premier. Je hais les hommes, j’ai un couteau planté dans le cœur. Si mes filles avaient été des garçons, je les aurais laissées mourir de faim, ils n’auraient rien eu de moi. Je les hais si fort que ma haine se répand comme une épidémie. Aucune parcelle de mon corps n’en est épargnée.
Lacan disait que la haine est le seul sentiment lucide.
Moi je sais, j’ai appris ce que sont désormais les hommes. Je connais la bête immonde. Cette haine est devenue ma passion.
Elle était censée me séparer, elle m’aliène, je suis enfermée avec eux. Je veux oublier mais est-ce que je veux les laisser partir ? De quel côté des barreaux je suis ?
Comment fait-on pour se séparer ?
Cela fait plus de deux ans que je n’ai pas de nouvelles du père des enfants. Est-ce qu’il est mort ou ai-je le droit de penser que pour lui aussi, je suis devenu tabouée ? Est-ce qu’on peut contrôler ses pensées ?
Tout ce qui n’a pas de rapport avec ma souffrance a quitté mon intérêt. Le matin, je dépose sans tendresse mes filles à l’école et je rentre au foyer. Dans une sensation presque hypnotique, je me lave, me frotte, jusqu’à faire dégorger ma peau comme on le ferait d’une vieille orange. Et je m’allonge exténuée et soulagée sur le lit, parfois des heures, les yeux ouverts.
Reprenant une phrase de Wilhelm Busch à propos de la rage de dent du poète, Freud disait « son âme se resserre au trou étroit de la molaire ».
Mon univers lui aussi se rétrécit autour de ma douleur.
Dans un préambule à son ouvrage sur la fièvre, Jean-Marie Le Clézio décrit comment tous les jours nous perdons la tête à cause de la température, d’une rage de dent. « Nous nous mettons en colère, nous jouissons, nous sommes ivres. Il dit nos peaux, nos yeux, nos oreilles, nos nez, nos langues emmagasinent tous les jours des millions de sensations dont pas une n’est oubliée. Voilà le danger. Nous sommes de vrais volcans[2] ».
C’est lui qui parle… Je le laisse parler. Pour moi, c’est toujours compliqué. Je ne parle pas. Je retiens, j’expulse, je pousse, je clashe, j’éructe, je me plains, je bredouille, je pleure. C’est toujours la même scène.
Je sais ce qui peut se passer si je me mets à parler à nouveau… Je peux injurier… J’ai peur à nouveau de faire un acte que je réprouve… Hier j’ai insulté et giflé une femme qui me demandait dans le métro de me pousser… Je suis devenue comme on dit au pays une « femme léopard », celle qui défend son territoire… Je ne laisse personne y entrer. Je suis en embuscade… corporéité animale… pulsions à nu…. J’ai honte…toujours…
Il me dit que le viol est une entreprise de démolition… Est-ce que moi aussi j’ai le droit de démolir ? De secouer, d’agiter ? Frapper ou laisser passer, avancer ou reculer, actif ou passif, parler ou se taire ?
J’y reviens malgré tout chaque semaine. Il est comme le « Bubinga », cet arbre chez moi, symbole de la stabilité, de l’équilibre… Mais hier, il était absent et maintenant, il est devenu une menace.
Est-ce que je saurai à nouveau me confier, me lier à quelqu’un, sans lui-même l’attacher à un arbre ? Est-ce que je peux me permettre de lâcher prise, de donner sans risquer de ne plus m’appartenir à nouveau ?… Je suis comme une de mes filles avec ses camarades. Je joue à « action vérité » et si tu perds, tu meurs.
Je veux réapprendre à parler.
Mais je dois savoir. Je dois comprendre si ce qui m’est arrivé m’est arrivé seulement à moi ou si c’est un dérèglement dans le monde. Quand il me parle… Est-ce qu’il me dit qu’il est concerné ? Est-ce que je fais partie de son monde et ce qui m’arrive à moi, arrive aussi dans son monde ? Lui arrive aussi ? Est-ce que l’on vit dans un monde commun ou ce qui m’arrive à moi n’arrive qu’à moi ? Et je n’ai à m’en prendre qu’à moi ? Et laisser les autres tranquilles…
Le transfert est un amour du savoir, disait Lacan.
Depuis que je suis cette douleur, je ressemble à ces horloges dont le mécanisme est cassé. La petite aiguille se cogne inlassablement sur un mur invisible, revenant toujours à la même place avec ce même tremblement, comme le ferait une image floue. Je suis une captive.
Je ne sais pas toujours ce que je viens chercher ici toutes les semaines et qui m’aurait été enlevé. Qu’est-ce que j’ai laissé là-bas sur le sol de ma maison dans l’hébétude du réveil quand les hyènes se sont enfuies ? Je ne me souviens que de leurs cris communs, dont le hurlement perçant rappelle étrangement le rire d’une âme démente. Peut-être suis-je encore sur ce carrelage ? C’est peut-être cela que je viens rechercher, mon corps laissé sur le carrelage. Est-ce que l’on parle pour rejoindre son corps ou renouer avec lui comme avec quelqu’un avec qui l’on serait en froid, qu’on ne reconnait plus ? Comment met-on un corps en mouvement ? Comment visse-t-on une tête sur un corps pour le faire bouger autrement que comme une marionnette en bois ?
Ces derniers mois, j’ai intégré un atelier vélo. Je n’en avais jamais fait. Je souris car aucun vélo n’aurait supporté les routes d’où je viens. Ici, je n’ai qu’à pousser une jambe après l’autre et je regarde droit devant. J’apprends à me tenir, à accepter de ne pas toucher le sol, à faire confiance au vélo.
Cela fait plus de deux ans que je viens le voir au Centre. Je ne lui dis pas tout. Il y a des choses, je ne sais pas si je peux lui dire. La semaine dernière j’ai dit oui… ou plutôt je n’ai pas dit non… à cet homme qui était insistant, depuis les paroles échangées à la sortie de l’école de mes enfants.
Un matin, je l’ai laissé venir chez moi. Je n’ai pas dit non mais je n’ai pas dit oui non plus. Ce n’était pas « qui ne dit mot… » non plus… Je savais que je faisais une chose avec laquelle je sentais que mon corps n’était pas totalement d’accord… Je ne savais ce que je venais y chercher… Savoir à nouveau jusqu’où on peut aller ?… Est-ce que je vais à nouveau être engloutie pour de bon ou est-ce que je vais réussir à franchir ? Est-ce que les chiens vont revenir ou la nuit est passée ?
Un mois après, je suis retournée au Centre et je le lui ai dit. J’avais honte, mais plus de celle qui vous maintient suspendue au-dessus de l’abîme et vous empêche de parler, de faire face à l’autre ; celle plutôt qui vous rappelle le temps d’un instant que vous tenez à votre image. Il n’a rien dit ; il a simplement écouté sans jugement.
J’ai revu cet homme à la sortie de l’école. Il voulait s’excuser. Insulter ou partir ? A nouveau parler ou se taire ? Je l’ai simplement regardé sans ciller, puis je suis partie. La honte avait changé de camp.
Deux semaines après, je suis repartie au Centre. Je lui ai dit que « je savais », j’avais compris que le père de mes filles ne reviendrait pas et qu’il fallait que je le leur dise désormais. C’était le temps des séparations. Je voulais qu’il me dise comment on parle aux enfants de ces choses-là…
Il y a toujours un désir inconscient des sociétés et de la science à universaliser, collectiviser les discours et les représentations. Il n’y a pas de représentations collectives des effets des violences sexuelles. Leur destin est toujours au cas par cas. Il n’y a pas possibilité pour les femmes victimes de violences sexuelles de s’adosser à un discours qui vaille pour toutes, qui dirait quelque chose de l’intime de leur douleur, de sa cartographie, de son atteinte des récits. Parler ainsi n’est pas un retour à l’ineffable mais le rappel du respect de la singularité des récits et de la diversité des positions subjectives face à ces violences. On ne pourra jamais déduire de l’une, une position ou un chemin qui vaille pour une autre ou toutes les autres. Il ne peut y avoir que la multiplication du témoignage qui fait valoir la pluralité du vécu intime, la variété de son cheminement, de son destin, chaque femme une par une et son impossibilité à le dire pour toutes, collectivement.
Jacky Roptin, psychologue clinicien et psychanalyste
[1] ref
[2] ref