Adolescence et témoignage

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Freud dans ses trois essais ou lacan dans ses séminaires rappelaient que s’il y a une pulsion de savoir, il n’y a pas de désir de savoir. En tant que sujets, nous sommes plutôt passionnés par l’ignorance, par un désir de  « n’en rien savoir », notamment en ce qui concerne le sexe et la mort. C’est cette méconaissance qui protège le sujet car elle préserve sa jouissance, qui ne s’élabore que par la parole et le fantasme.

Ce préambule situe bien le dilemme rencontré par certains mineurs isolés adolescents que je reçois au Centre Primo Levi. Si l’adolescence est un deuxième moment de séparation après celui de l’oedipe, sa logique est aussi traversée par ce rapport au savoir touchant le sexe et la mort. Face à l’éveil au corps, à la sexualité et toutes les découvertes concomitantes, on doit admettre contre toute évidence une certaine volonté à n’en rien savoir. L’adolescent a besoin d’un lieu de recel, d’un supposé savoir sur ces questions tout autant de l’idée qu’un autre saurait. Cela lui permet de soutenir l’imaginaire d’un lieu garantissant une limite à la pulsion, préservant ainsi son désir. Et même la déchéance des savoirs en vigueur qu’ils peuvent manifester, notamment parentaux, participe au maintien d’un lieu inviolable qui rend supportable, mais aussi contrôlable la pulsion. Les logiques culturelles peuvent être autant appréhendées comme des modalités d’élaboration de cette réarticulation des savoirs insus qui accompagnent l’évolution de l’adolescent que comme un moyen de trouver pour lui, un point d’accroche plus sublimé à l’existence.

On doit admettre que cette logique est particulièrement mise à mal pour les jeunes que nous rencontrons. Elle l’est non seulement en raison de l’absence d’une tutelle parentale à même de donner sens parfois à ces changements qui traversent l’adolescent, mais surtout en raison de la rencontre avec les traumatismes liés à la violence politique. Et aujourd’hui, les routes qu’ils prennent sont tout aussi violentes que les raisons parfois qui les ont fait prendre. Beaucoup des jeunes rencontrés en ont souvent beaucoup trop vu pour leur âge et sont éminemment trop chargés, assaillis du poids du visible. Je pense à ce jeune, histoire devenue assez banale, qui après avoir fui le pays en raison de menaces qui pesaient sur lui a du être forcé à assister à des scènes de viol dans les geôles libyennes ou à des noyades en méditerranée, quand lui, ne sachant nager, ne flottait que grâce à un gilet de sauvetage. Ce constat d’en avoir trop vu, qui évoque la question du regard est très présent en consultation, d’ailleurs sous la forme d’une soustraction, c’est-à-dire de ne pouvoir rien en dire. La culpabilité et la honte surtout, de « s’être vu, regardant », même sous le mode du forçage, au moment où l’adolescent cherche à recouvrir ces questions, d’un habillage plus aimable, les plonge dans un profond désarroi. Colonisés par cette figure crue du savoir auquel leur regard les a confronté peut les priver de toute parole. Comme beaucoup, ils éprouvent une honte intense, non seulement d’avoir été victime, mais surtout d’avoir été dans la position du témoin. Car témoigner dans ce cas c’est toujours parler au nom des autres, de ceux qui sont restés, dans un donné à voir qui interroge le registre de l’obscène. Et pourtant ces rescapés ne peuvent pas ne pas  « se rappeler », verbe dont l’origine grec « matis » a donné aussi le mot témoin, déchirure que nous rappelle Agamben dans ses écrits. C’est cette impasse, ce dilemme et la honte qui est associée, qui se « dramatisent » dans la rencontre traumatique pour ces adolescents mineurs isolés. Aussi certains vont conserver dans leur téléphone, des vidéos qu’ils voudront vainement partager avec moi. Dans ces vidéos trouvées sur internet, apparaissent des situations d’horreur à la fois identiques à celles qu’ils ont vécues mais arrivées à d’autres. Le sentiment d’envahissement de ce savoir qu’ils ne peuvent chasser, fait qu’ils se sentent parfois identifiés à celui-ci, à cet excès et se vivent comme s’ils étaient en trop, honteux du fait même d’être là. Ils peuvent se montrer absents ou indisponibles à leur vie ou aux autres savoirs. Ce poids du réel signe ses effets de négativité, de retrait, de refus. Aider ces jeunes à ne pas abdiquer, n’est pas les inciter nécessairement à témoigner. C’est d’abord soutenir l’idée qu’ils ne sont pas réduits à ce savoir. Souvent le témoignage n’adviendra qu’après des années de suivi et de ce travail. Le jeune ayant retrouvé un rapport au langage, où celui-ci est de nouveau vécu comme pouvant masquer tout autant que révéler, peut enfin retisser un voile sur ce qu’il a vécu. Il se surprendra à pouvoir élaborer un récit de vie où pourront se réinscrire ces événements dans la continuité d’autres souvenirs et non plus dans le seul registre de l’actuel.

Jacky Roptin, psychologue clinicien et psychanalyste au Centre Primo Levi