Mon propos portera sur la prise en charge d’une jeune femme exposée à l’adolescence à un contexte de guerre et d’exil, et pour laquelle se pose conjointement l’élaboration des traumatismes vécus et le passage à l’âge adulte avec les opérations psychiques que ce passage exige.
Thelma, 25 ans, a d’apparence tous les stigmates d’une jeune femme de son époque, émancipée jusque dans son corps puisque cet été elle porte ces petits hauts à fines bretelles sous lesquels se devine une poitrine nue, suivant la vague féministe actuelle du « no-bra » : dans les suites du mouvement « Metoo » la poitrine des femmes doit pouvoir évoluer librement, c’est-à-dire en dehors du spectre du désir, ne plus exciter, ne même plus être une question…
Mais venant d’un pays musulman et conservateur, la présence dans l’espace public du corps de cette jeune femme, est d’autant plus impressionnante.
Thelma est entièrement une jeune femme française.
Thelma est aussi entièrement cette jeune femme venant d’un pays longtemps en guerre, récemment libéré mais désuni par des années de terreur. Des millions de personnes – artistes, avocats, militants, simples manifestants – y ont été emprisonnés, torturés et tués pour avoir scandé leur désir de liberté.
Dans ce pays des centaines de milliers de personnes ont disparu.
Dont le père et les deux grands frères de Thelma. Depuis 10 ans. Elle avait 15 ans.
Elle habite en exil avec sa mère dans un petit studio d’une association. Elle cumule et étire des études qui lui plaisent à moitié. Tout lui apparaît dans une égale indifférence, elle se plaint de ne pas avoir de véritable passion. Alors qu’elle se montre très édifiée devant une réalité dévoilée dans ses versants les plus cruels, elle se trouve en panne pour avancer dans son quotidien et faire des choix pratiques d’orientation de vie.
En apparence, auprès de ses nombreux amis, elle donne l’image que tout va bien…
Dans la bouche de Thelma tout résonne comme de grands mots.
Elle dit qu’elle a grandi trop vite et désigne ainsi sa prise de responsabilité précoce dans la recherche effrénée des hommes de sa famille, des années durant, en utilisant tous les recours possibles, légaux ou illégaux. Elle parle aussi de sa sollicitude pour sa mère sans laquelle elle pense ne pas pouvoir vivre et qu’elle dit protéger depuis longtemps. Elle a longtemps souffert pour elle. De France où elle fut exilée en amont, Thelma se figurait sa mère égarée dans la maison familiale vide, aux murs ornés des photos des absents.
Thelma observe en elle-même – et c’est l’objet de sa demande – un mouvement de retrait, de recul.
Pendant la Révolution elle prenait la parole, les gens l’écoutaient, elle avait sa place. Elle ne s’imaginait d’ailleurs pas devenir comme ça, elle qui, enfant, se vivait en marge, trop ronde pour la danse, trop brune pour ne pas subir le racisme de la bourgeoisie.
Mais alors qu’elle avait l’impression de s’être ainsi précocement affirmée, elle est désormais en panne. Elle fait plein de choses, elle réussit, mais elle ne sait pas quoi faire de sa vie, elle n’a plus d’envie. Elle a des idées mais ce sont les autres qui les mettent en application. Elle voudrait postuler à des emplois mais elle craint de se faire rejeter.
Comment entendre ce recul du désir, et même ce vœu inconscient d’exclusion alors qu’elle semble avoir tous les atouts, des formations intellectuelles à l’aisance sociale, qu’elle circule dans les codes, passant d’une langue à l’autre, corrigeant même son interprète sur de fines nuances ?
Nous rencontrons parfois de ces jeunes femmes, qui, trop tôt, ont traversé l’épreuve du feu.
Qui, telle Antigone, se sont avancées sur la scène pour prendre la parole sans trembler, ont défendu une Loi transcendant l’ordre social, ont fait corps avec une cause à défendre. Ces « victimes si terriblement volontaires », pour reprendre les mots de Lacan sur cette tragédie, « nous fascinent et nous interdisent », parce qu’elles se placent au-delà des lois en vigueur dans une société, et dans une vie qui ne s’oriente plus, ni d’un recul face la mort – puisque celle-ci est vécue comme déjà traversée – ni d’aucun objet de désir, car quand on a goûté à une Grande Cause, tout dans le domaine du souhaitable est dévalué en place d’ersatz insignifiant.
Sa recherche des hommes disparus de sa famille, l’a amenée à parcourir des centaines de photos d’hommes souffrants, torturés, violés, pendus, massacrés, hagards au fond de cellules noires, tous semblables dans cette presque mort, dénués de presque tout trait qui permettrait de les identifier. Une position de révolte a permis à Thelma de se dresser contre la hantise de ces visions. Elle lui a permis de s’ériger aussi contre l’écart infranchissable entre ces images d’hommes réduits et le père de son souvenir, cet homme fier, ironique et tranquille, jouissant d’une renommée nationale.
Thelma n’est pas dupe de son déni – de la mort maintenant certaine de son père après 10 ans d’absence sans signe de vie, comme de l’impossibilité de constituer un savoir sur son destin funeste. A la fin d’une séance elle me le décochera d’ailleurs sans ciller « quand je sortirai de cette pièce je retournerai dans mon déni », ce que l’interprète, dans sa maladresse – ou sa justesse, c’est selon – traduira par quand je sortirai je retournerai à la vie, le mot vie dans sa langue natale consonnant fortement avec le signifiant déni en français. Elle sourira de ce mot d’esprit.
Mais sa duperie touche peut-être davantage à deux motions internes.
L’une concerne cet objet énigmatique trouvé au détour de sa quête obstinée : les plis honteux de la face sombre du réel, le reboutant, l’effrayant, le corps morcelé et sadisé. Ces trouvailles l’ont horrifiée mais aussi certainement fascinée par le savoir lucide qu’elles ne peuvent manquer de procurer.
L’autre concerne la prise de pouvoir que forte de ce savoir elle s’est autorisé : il y a eu pour elle un franchissement de scène à l’adolescence. On lui a permis de se hisser en haut du mat du destin, libre de ses paroles et de ses mouvements, et de faire corps, tant avec la lutte qu’avec sa mère dans une égale douleur. Cette survie l’a tenue, et elle a été aussi, son île, son temple secret. L’intensité de la réponse exigée par la guerre et la résistance est allée bien au-delà de ce qu’une jeune fille adolescente est en possibilité et en droit de pouvoir faire.
Cette exposition au réel du corps, à un réel incestueux puisque c’est son père qui figure imaginairement sur toutes les photos et les agirs lui permettant de s’extraire de cette fascination ont court-circuité le temps de l’adolescence et la latence nécessaire à la construction du fantasme.
Alors Thelma est bloquée. Je n’arrive pas à abandonner, dit-elle.
On entend là tant le chemin à faire pour symboliser la séparation d’avec les parents que le chemin nécessaire pour reculer face à la jouissance mortifère.
Avec la chute du régime ce n’est pas la réconciliation tant attendue mais une autre réalité du réel qui apparaît : le retour d’un monde contrasté où l’unité orientée vers la cause commune disparaît, chaque « frère du pacte » retrouvant son intérêt et son ambivalence. Certains doutent du nouveau régime, d’autres veulent y croire… pour la plupart la vie reprend… Comment supporter cet outrage ? Il y a une indignation et un épuisement à ne pas réussir à fixer cette nouvelle réalité et Thelma voit disparaître le chœur tragique qui, jadis en écho, soutenait et valorisait sa parole. Elle fait dès lors l’épreuve de la solitude, la vraie, celle qui ne se voit pas quand elle rigole sur une terrasse parisienne le corps léger, et qui touche ceux qui sont passés de l’autre côté, ceux pour qui la langue ne désigne pas le statut. Comme il n’existe pas l’équivalent du mot « orphelin » pour les parents d’enfants morts, il n’existe pas de terme désignant la situation sociale de ceux qui ont pour compagnie le monde spectral, ni vivant ni mort.
Ce qui la laisse en panne aussi maintenant, c’est qu’il faut vivre vraiment, c’est-à-dire affronter la vie avec ses hauts et ses bas, ses balancements, supporter la morosité répétitive du quotidien. Les contraintes et souffrances traversées, aussi immenses furent-elles, venaient d’ailleurs, elles n’étaient que celles des circonstances de l’histoire.
Dans ce travail, il s’agira de l’aider à nommer des pertes difficiles à entériner. Ce temps sans père qui, au fur et à mesure qu’elle prend de l’âge, excède le temps passé avec lui. Les facettes inconnues de cet homme et qui le resteront à jamais…
Il s’agira de tenter de lui dire qu’on peut aussi mettre du texte sur des images, si morcelées soient elles, ce qui consiste à dire que même contrainte et asservie l’humanité résiste et persiste et que l’obscène peut toujours être voilé.
Lors d’une séance, Thelma me dit que dans sa vie elle s’ennuie et qu’elle a également le sentiment de m’ennuyer. N’ai-je pas d’ailleurs écourté la dernière séance ?
L’ennui peut s’entendre comme le désir de rattraper, de prolonger un état adolescent, de se réengluer pour de nouveau retarder l’appel du pulsionnel et réinjecter de l’indécision sur le choix du fantasme.
Dans le Séminaire 7, Lacan parle de l’ennui de Sade (et de ses lecteurs) comme une réponse de l’être à l’approche d’un centre d’incandescence psychiquement irrespirable.
Dans son cas, la formulation de cette crainte – de son désir – d’ennuyer l’autre peut se déchiffrer comme le vœu inconscient d’un recul de la demande de l’autre ; qu’il détourne son regard, tamise son écoute, la laisse redevenir adolescente, lui laisse un temps de latence indispensable à la construction d’un fantasme.
Emilie Abed, psychologue clinicienne et psychanalyste