D’une femme à l’autre

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Au Centre Primo Levi, des femmes, qui ne se sont déshabillées devant quiconque depuis « les évènements », viennent pour une séance de kinésithérapie:

Madame I. insiste : son corps, personne ne l’a vu, pas même sa mère ni ses sœurs.  C’est honteux, elle ne peut pas montrer ce qu’ils lui ont fait.

Madame H., bien longtemps après, me témoignera de l’immense difficulté à se mettre en sous-vêtements.

Madame G. s’allonge toute habillée, en fait, elle n’avait rien compris de ma proposition incongrue.

Madame F. …

Elles souffrent. Le plus souvent, pour accepter d’entamer une thérapie corporelle, ces patientes exigent une femme. Ceci m’interpelle : que devrais-je savoir ? Qu’est-ce que cette féminité blessée au corps ? Dans ce chemin entre déshabillage pour le soin et tissage d’un voile pour couvrir la béance de leurs traumatismes, à quel féminin refaire place ? … pour que leur corps redevienne cette énigme avec laquelle nous bricolons sans cesse pour avancer.[1]

Voici trois rencontres pendant lesquelles a surgi un moment qui n’appartient qu’aux femmes.

*

La médecin du Centre m’oriente Madame O., empêchée par une douleur de genou.

Cette toute jeune femme, à la première séance, me fait part des hésitations qui entourent une nouvelle relation qu’elle entame avec un homme. Ce qui est bien plus important que son genou.

Après de longues semaines sans nouvelles, elle finit par revenir.

Comme un oiseau, alarmée par une cage, elle s’envole bien haut à coups d’ailes exigeants. Il faut bien se poser parfois, et le cadre n’est pas une cage.

Elle a pris le temps de le vérifier, le temps que j’apprenne à ouvrir ma pratique, à ne pas l’enfermer dans les injonctions techniques. Il n’y a pas d’exercices à faire, et elle s’étonne petit à petit de ce qu’elle ressent sous ma main : c’est un muscle, une hanche, un os, une tension… 

En séance, elle garde toujours la tête un peu tournée vers la fenêtre. Elle vient chaque semaine. Si non, rien ne peut s’imaginer. Et elle revient, posément.

De ce qui, si jeune, l’a fait fuir seule son pays, de la route passant par la Morte Méditerranée, je ne garde que quelques traces de violences épouvantables.

Ici, elle attend à cet endroit où enfin, elle veut nous parler, nous raconter : avec le travail sur sa douleur, vient le récit des rites et usages de son pays, la vie de son enfance avant « la catastrophe ». Et, alors que je n’entends plus parler d’aucun amant, elle me fait part de ses souhaits d’aller s’installer à Dijon, pour la moutarde, Bayonne pour le jambon, à Camembert pour le fromage, à Morteau …

Quelques temps plus tard, alors que j’expose en synthèse pluridisciplinaire les difficultés liées aussi bien à ses douleurs corporelles qu’à sa situation sociale, la médecin me dit que pour Madame O., je suis sa « tata ». Interloquée, j’entends le chemin que cette jeune femme m’a fait parcourir pour qu’elle puisse accéder à cette thérapie. Devant bientôt voler de ses propres ailes, sans structure familiale, elle a aménagé le cadre pour s’y poser.

Et un jour, elle arrive, sa mère est morte. Là-bas. Elle n’a pas d’ailes pour l’enterrement.

En peu de temps, elle éprouve une douleur si profonde dans le thorax, insaisissable, comme de l’eau qui se promène. De soignants en soignants, elle constate que cette douleur est bien trop intime : 

« Maman travaillait comme un homme. Ces hommes qui bombent le torse » confie-t-elle à la tata.

*

Comment rendre compte de cet éclat de rire inattendu après tous ces longs moments, lourds de silences ?

Quand je viens à la rencontre de Madame B. dans la salle d’attente, elle a les yeux dans le vague, le corps pesant, les habits mis en fagots. Elle se traîne jusqu’à la salle de consultation avec un bébé dont elle ne sait s’il est le fils de son mari, ou d’un viol. Lui est encore au pays avec les autres enfants. Séparation insupportable. Engagée politiquement, elle a été emprisonnée, et tâchait de protéger son ventre de coups qui l’ont laissée handicapée. Intouchable. C’est long et difficile d’accéder à cette douleur, de la laisser être mobilisée. Entendons la confusion envahissante qui la paralyse : quelle distinction entre le viol, l’acte sexuel et l’amour qui se dirait par ce même geste. Ces bourreaux l’aimaient-ils ?

Je pose précautionneusement la main et la laisse « faire connaissance » avec elle. Et nous prendrons le temps, sans lâcher, d’oser ressentir autre chose que ces sensations envahissantes des agressions.  Nous installons un rituel, un rituel qui donne un rythme. Mon regard est ailleurs quand elle se déshabille. Je commence toujours par le même pied puis l’autre, puis le dos puis le cou. Cette partition met du temps à s’écrire, tout ne se palpe pas. Il faut répéter plusieurs mouvements pour que petit à petit chaque note prenne sa place. Quelques larmes se mettent à couler. Et elle parle de ce souvenir obsédant auquel la ramène telle palpation, telle position. Nous continuons ainsi dans un silence attentif à ce qui peut se nouer dans ce peau à peau. Je reste intriguée de ce qui fait qu’un jour, la patiente « entre » dans le soin, commence à être soulagée.

Alors que je pose les mains sur son crâne, amenant chez elle au fil des séances un dodelinement apaisant, elle s’arrête, ouvre les yeux. La surprise vient percer ce ronronnement. Elle tend le regard vers moi :

  • « Tu as des enfants » ?

Elle me questionne « vraiment ». Moi, je suis prise au dépourvu, l’injonction de neutralité en tête d’un côté et la pesanteur générale de cette question de l’autre. Je n’ai pas de réponse voilée à disposition.

  • « Non ».

Et nous rions, ensemble. « Femme sans enfant » ?![2]

Par la suite Madame B. entre avec une demande précise de soin se laissant toucher par les éprouvés qui surgissent. Elle me fait part des effets difficiles sur son corps de son nouveau travail et nous cherchons comment y remédier.

Je garde d’elle l’image d’une femme d’affaires chic avec son cartable, qui quitte fièrement le Centre pour courir aux nombreux rendez-vous qui l’attendent et lui permettront, entre autres, de retrouver les siens.

*

Parfois, vous recevez une patiente qui serait comme un monument de l’Institution ; je ne la visualise pas mais j’en entends tellement parler. Alors quand son psychologue me la confie, prétextant une douleur à l’épaule, la légèreté n’est pas de mise : depuis toutes ces années, personne ne peut la toucher, même pour la saluer, même pour la soigner.

Quand elle s’installe sur la table, je suis surprise par son agilité. Sur la proposition de se mettre en sous-vêtements, c’est comme si rien n’avait été dit. Quand je lui montre un peu de crème à mettre sur l’endroit douloureux, elle se contorsionne pour présenter le bout de peau, mais pas plus. Si je dépasse, elle se retire. Je note ce jour-là : « Aïe, ça va prendre des plombes ».

C’est compliqué : elle a des douleurs précises, insupportables qui l’empêchent de dormir. Or, on ne touche pas directement un point aigu. Elle ne permet d’être touchée que sur ces points précis – intouchables -, la boucle risque toujours d’être bouclée.

Son français est plus que limité, et, nous retrouvant vite sans interprète, les incompréhensions sont fréquentes et nourrissent la séance. En comprenant chacune de travers, nous débordons petit à petit les limites infranchissables de ces bouts de peau si douloureux. Nous négocions les conquêtes, protégées des risques par l’excuse de la méprise. Et puis, ces malentendus déclenchent chez elle des scènes qui la font rire. Je lui explique que « si son point douloureux est là, la cause est certainement plus loin par les réseaux complexes de notre biomécanique ». Bien sûr, elle ne comprend pas, mais la manche descend plus bas. Elle finit par me laisser poser les mains sur son bras, sa jambe, son crâne puis son visage. Et là, un jour, son français est impeccable : « quand je pleure, j’ai mal à la tête ». Et les mains sur les temporaux, cela la soulage.

Plus tard, s’apprêtant à partir, elle se pétrifie un instant, me jauge, se précipite, m’agrippe, pose sa tête sur le creux de mes bras, et sanglote éperdument.

Son psychologue a entendu bien des choses ; quelques mois plus tard, elle ne venait plus au Centre.

Peut-être aujourd’hui un peu plus qu’hier, il est toujours difficile d’affirmer ce qu’est une femme. Ici, ces femmes sont venues également poser cette question, s’interrogeant dans leur corps meurtri : comment être une femme après « ça » ?

Être femme, l’histoire d’une vie.

Hélène Desforges, Masseure-Kinésithérapeute


[1]  « Donner des limites au « corps, non pas comme une enveloppe contre l’extérieur, mais comme ce qui vient mettre des mots sur le corps, affecter le corps, avec un effet refoulant, vient apporter ce que Bergès appelait « la paix symbolique d’un bord » […] Le corps peut alors retrouver sa fonction essentielle, sa fonction de méconnaissance, ce qui permettait à Lacan de dire que l’Autre (l’inconscient), c’est le corps. Ajoutons, pour comprendre ce que dit Bergès, que ce corps est donc un « corps-texte », où les mots se sont accrochés au corps différemment selon les zones, avec des zones non parlées où le réel de la lettre n’est pas encore symbolisé. »  Stéphane Fourrier, Eprouver, oui, mais quoi ?, Journée ARTEA, 24 septembre 2022.

[2] « L’aptitude à l’humour était, selon le psychanalyste Jacques Lacan, je cite, « l’un des critères de distinction entre des sujets normaux et les malades mentaux ». […]. Freud lui reconnaît « une grande valeur » car il permet un gain de plaisir comme résultat d’une épargne de dépense de sentiment triste. » Laurie Laufer, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-inconscient/l-inconscient-du-dimanche-11-fevrier-2024