Le groupe et la créativité pour soutenir le mouvement des femmes exilées

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Depuis 8 ans, le dispositif Parcours accompagne des femmes ayant connu l’exil et des trajets migratoires complexes. Ce dispositif est situé au sein du service des maladies infectieuses et tropicales des hôpitaux publics Avicenne (93) et Bichat (75), historiquement reconnu pour accompagner la santé sexuelle et sensibiliser à la prise en compte des situations de précarité dans le soin. Co-porté institutionnellement et associativement, son fonctionnement se base sur une gouvernance partagée, permettant de limiter les enjeux de pouvoir dans les équipes tout en favorisant leur créativité.

Les femmes accompagnées sont concernées par des violences subies au pays, et/ou sur leur parcours migratoire. Ces violences impactant la santé psychique et sexuelle sont de divers ordres : inceste, violences intrafamiliales, excision et autres mutilations génitales, mariage forcé, violences sexuelles, violences conjugales, traite et prostitution, viols sur le parcours d’exil.

De par la complexité des situations, le dispositif accueille des femmes polytraumatisées, pour qui l’effraction psychique n’est que rarement arrivée seule, et qui se sont très souvent confrontées à un système qui, au mieux ne peut pas les protéger, voire les culpabilise ou reproduit d’autres formes de danger.

Dans ce contexte, le traumatisme sidère, et, on le sait, dissocie. Comment alors prendre conscience des violences, et s’en protéger? La fuite, parfois, la seule issue, est très souvent ré-exposante, et les conditions d’accueil à l’arrivée en France peuvent l’être tout autant (situations de rue, conditions d’hébergement précaire, risque de nouvelles violences, complexité d’accès du système d’asile et à une protection minimale).

Le trauma fige la pensée. Le système juridico-administratif suspend le temps. La précarité et l’exil isolent la personne. Un lourd triptyque à démêler.

Ces vécus contraignants et nos institutions, elles-mêmes souvent engluées ou rigides, nous poussent en tant que soignant.es, à penser de nouvelles manières de prendre soin et à questionner comment nous pouvons soutenir une (re)mise en mouvement, favoriser des élans nouveaux, susciter des envies.

Depuis 2019, le dispositif Parcours a mis en place des espaces collectifs thérapeutiques, sous formes d’ateliers, pour prendre soin autrement.

Auprès d’un public maintenu dans des errances occupationnelles en raison de leur situation économique, d’absence d’autorisation de travail, de difficultés d’accès à la culture et aux loisirs, ou du trauma et de ses conséquences, avoir une activité qui structure le temps, qui remplit le vide avec autre chose que des pensées traumatiques ou idées noires, permet de rompre l’isolement des lieux d’hébergement éloignés et de créer du lien social. C’est un premier levier, non négligeable.

Cependant, il est ensuite nécessaire que l’atelier devienne une activité signifiante et significative pour les patientes, qu’elle ait un sens particulier. Il y a alors un enjeu à mettre en rapport les besoins de soins identifiés par l’équipe soignante avec l’ajustement des médias proposés et leurs formes.

A travers des échanges en consultations et des discussions de travail, l’équipe a fait émerger ces besoins à l’échelle du groupe :

  • Lutter contre l’isolement
  • Se réapproprier son corps
  • Avoir des espaces pour s’occuper de soi, favoriser l’estime de soi
  • Agrandir « son territoire »
  • S’exprimer, se raconter, dire.

Divers ateliers collectifs ont ainsi existé : atelier sexo, danse-thérapie, afro-fitness, socio-esthétique, vélo, natation, musicothérapie.

Chacun de ces ateliers avait sa propre logique, mais la démarche sous-tendant notre proposition d’espaces collectifs était surtout de créer des espaces de mise en mouvement, de vie, de parole collective, des espaces d’appartenance.

Au sein de l’atelier musicothérapie, par exemple, les sujets, invités à “faire groupe”, pouvaient venir écouter, être ensemble, sans forcément s’exposer. Certaines, même en silence, venaient profiter de l’ambiance collective, portées et contenues par le groupe.

Les symptômes anxieux, dissociatifs, ou dépressifs sont là, bien présents, mais parfois atténués par une médiation commune : nous sommes ici, ensemble, et nous allons essayer de partager un moment convivial. Selon les possibilités, ce moment peut être calme, lourd, créatif, concentré ou agité, léger et festif… Il n’est, en tout cas, jamais neutre.

Au fil de ces ateliers, le collectif de patientes a pu monter sur scène plusieurs fois, se produire dans des concerts locaux, réécrire deux chansons parlant de leurs vécus, enregistrer deux clips vidéos, et participer à la joie de chanter ensemble en petit comité, ou devant un public d’une centaine de personnes. Aucune ne s’en sentait initialement capable.

Même constat pour tous les ateliers que nous avons cités ; tous relèvent pour ces femmes, d’un défi personnel bien plus vaste que seulement occupationnel : apprendre à nager quand on a vécu des traversées traumatiques de la Méditerranée, faire du vélo et occuper l’espace public en s’y sentant légitime, parler de sexualité ouvertement devant d’autres femmes, danser sans se préoccuper des injonctions pesantes, prendre soin de son corps qui n’a jamais connu d’auto soin. Sous l’apparence de petits moments, l’enjeu est bien plus grand pour qui sait leurs vécus.

La puissance des activités collectives, dans l’imaginaire du soin, est parfois négligée, souvent reléguée à des fonctions occupationnelles. Elles le sont, bien sûr, mais pas que… ! Quand une patiente vient à l’atelier groupal, elle n’est plus tout à fait patiente, ou du moins pas seulement. Elle vient habiter son rôle de femme, d’amie, de chanteuse dans un collectif, de sportive, de membre d’un groupe ou d’une nouvelle famille. C’est aussi se reconnecter à soi, à son corps, et aux autres. C’est se (re)découvrir des capacités ou des nouveaux talents. C’est prendre confiance, s’exprimer, se soutenir.

Cette année, la plupart des ateliers pour aller vers des sorties extérieures a été arrêtée, toujours avec une dimension thérapeutique.

S’il est coutume d’admettre que soignants et soignés partagent parfois des vécus émotionnels en miroir, ce constat est d’autant plus vrai dans les situations traumatiques. Les professionnels touchés, parfois dans leur chair, dans leurs imaginaires, par les scènes de violences et leurs récits, sont aussi animés que leurs patient.e.s.

La construction pour les patientes du soi intime vers l’extérieur, nous accompagne aussi en miroir.

Ce n’est, bien sûr, que quand le cadre interne est solide, que l’on peut s’exporter plus tranquillement.

Ce parallèle soignants-soignés n’est pas tabou, il doit être pensé, théorisé, et cadré. Pour nous, au sein du dispositif Parcours, soigner passe par croire que l’autre a en lui une potentialité qu’il nous faut faire éclore. Cela passe par sécuriser d’abord, laisser la place et l’espace, considérer l’autre dans sa profonde humanité, écouter leurs retours pour apprendre ensemble, créer des partenariats patients, tenir compte de leurs envies, et aussi, sans honte : s’autoriser à s’attacher.

Notre soin admet et accepte une saine familiarité, s’autorise à blaguer, tout en veillant sur le cadre thérapeutique.

Nous croyons que l’attachement est alors utilisé comme levier thérapeutique ; un attachement qui est ré-humanisant, qui est sain, sécure, mesuré et qui est tranquille.

Les sorties extérieures pourront permettre une sécurisation via l’appropriation de nouveaux lieux, connaître d’autres espaces, y retourner peut-être, choses qu’elles ne s’autorisent pas forcément seules. Même si le groupe expose parfois, sa protection donne aussi une certaine légitimité.

Les tombes que l’exil a déposées au fond des âmes peuvent peut-être au fur et à mesure être recouvertes par les fleurs qu’on aura plantées : des espaces où développer de nouveaux bons souvenirs, des sentiments d’appartenance, des portes qui s’ouvrent, des rêves et des espoirs, qui permettent de rester vivantes.

Anaïs Anthonioz, Ergothérapeute – coordinatrice projet et Ornella Milleliri, psychologue clinicienne

Association Mille Parcours