Le travail social : accompagner la demande

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Marion Chausserie-Laprée et Aurélia Donadel, assistantes sociales, travaillent la demande des patientes du Centre Primo Levi, souvent abrasée par les effets de la violence politique.

Dans quelles situations se trouvent les femmes que vous recevez et ont-elles une demande ?

Marion Chausserie-Laprée (MC-L) : Les femmes que nous recevons sont touchées par la violence politique dans leur pays d’origine, notamment par les mariages forcés ou l’excision. En tant que femmes, elles peuvent également être victimes de violence de la part de leur mari ou de leur entourage. Elles se rendent compte, parfois sous forme de déclic, que ces persécutions n’auront pas de fin. Elles s’enfuient alors, pour se sortir de cet avenir mais le parcours d’exil a lui aussi tout son lot d’atrocités, surtout lorsque l’on est une femme seule. Nombre d’entre elles partent sans leurs enfants, d’autres avec, surtout si c’est pour les protéger, par exemple, de l’excision.

Quand elles arrivent en France, elles sont très abîmées physiquement et psychologiquement. Et en tant qu’assistante sociale, l’angle de travail va dépendre du statut de la personne, mais d’une manière générale, les premières démarches portent sur l’ouverture de leurs droits.

Aurélia Donadel (AD) :  Dans un premier temps, les demandes portent sur les besoins souvent primaires. Mais au cours du premier entretien, je pose généralement la question du métier ou de l’activité que la personne exerçait au pays. J’observe la réaction de la personne en face de moi pour me faire une idée de son état : est-ce qu’il y a toujours de l’envie ou me répond-elle de manière complètement éteinte ? A ce stade de la rencontre, ce n’est pas la peine de pousser plus loin. Nous pourrons y revenir une fois leurs urgences prises en compte.

MC-L : D’abord la survie, ensuite la vie. C’est difficile de se projeter dans un loisir ou une activité professionnelle si les besoins premiers ne sont pas pourvus.

AD : Surtout si ces femmes sont dans l’attente d’une réponse concernant leur demande d’asile. La question administrative est une réelle source d’angoisse qui occupe pleinement l’esprit des femmes que nous accompagnons.

MC-L : Elles peuvent aussi être préoccupées par leurs enfants restés au pays. Elles peuvent se demander si elles les ont confiés à la bonne personne, s’ils ont suffisamment à manger, s’ils sont en sécurité… Elles sont inquiètes et font passer leurs besoins après ceux de leurs enfants.

Comment travaillez-vous avec l’insécurité et le vécu de violence de ces femmes ?

AD : Pour les femmes déboutées du droit d’asile, il m’arrive, par exemple, de proposer du bénévolat. Quel type d’activité est-ce que la personne aime faire ? Existe-t-il une occupation qu’elle pratiquait au pays et qu’elle aimerait poursuivre ici ? Préfèrerait-elle découvrir quelque chose de nouveau ? Il nous arrive parfois de nous retrouver face à des femmes qui n’ont plus du tout aucune envie. La question revient alors à comment recréer de l’envie ?

M C-L : Parfois, une demande de bénévolat émerge suite à un conseil donné pour favoriser une régularisation. Ce n’est donc pas une envie propre à la personne. Notre travail consiste alors à se saisir de cette sollicitation pour susciter une réelle envie. D’autant que le bénévolat offre une multitude de possibilités.

Souvent, je demande si la personne aimerait être en contact avec d’autres personnes, auprès d’un public en particulier ou si elle préfèrerait être dans quelque chose de plus logistique, comme faire du tri, ranger, ou manuel, réparer un vélo, etc. Une fois que les souhaits sont un peu plus affinés, on peut se mettre à chercher. Les sites de bénévolats peuvent servir à donner des idées.

AD : C’est plus rare, mais il arrive que certaines personnes arrivent aussi avec une envie très précise. J’accompagne une femme qui voulait rendre visite à des personnes âgées. En la questionnant à ce sujet, elle a pu faire le lien avec son pays où elle aidait des personnes âgées dans son village.

Que permet le bénévolat ?

MC-L : Cela permet de rencontrer d’autres personnes et de recréer du lien, un lien qui est quand même attaqué par l’exil et la violence politique. Plusieurs patientes ont commencé à en faire et quand elles m’en parlent, la première chose qu’elles disent c’est : « Je suis dans le groupe WhatsApp ». Et en fait, être dans un groupe WhatsApp avec d’autres bénévoles, faire partie d’un groupe, c’est plus que symbolique. C’est important pour elles d’avoir une place.

AD : C’est aussi intéressant de pouvoir accompagner les patientes à certaines activités, d’être avec elles, de faire avec elles. Cela permet de les connaître autrement, de créer d’autres liens. Je pense à une femme qui a longtemps eu de grandes difficultés à sortir de chez elle. Elle parle très peu français. Nous sommes allées ensemble à un atelier jardinage et je l’ai découverte différemment. Elle était drôle, faisait des blagues, était à la recherche de liens. C’était incroyable de la découvrir dans un autre contexte.

Mais parfois, cela s’arrête là. Vu son intérêt pour la nature, je lui ai demandé s’il y avait un parc autour de chez elle. Ne sachant pas, je lui ai proposé de se balader et de me dire si elle en trouvait un. Malgré sa fierté à pouvoir me rapporter qu’elle en avait découvert un, elle n’y est jamais retournée. Cela reste compliqué pour elle d’y aller spontanément, pour se promener.

Votre présence auprès des patientes permet-elle un meilleur investissement dans les activités ?

M C-L : Lorsque nous orientons les patientes vers des associations, nous ne savons pas toujours si elles seront bien accueillies… D’où l’importance des partenariats, comme c’est le cas pour la Maison de la Poésie. Les patientes savent que c’est un lieu de confiance. Le transfert sur cette autre institution se fait. Et nous avons des interlocuteurs avec qui échanger sur les ateliers.

J’accompagne une femme, qui est souvent sur la réserve en entretien, aussi bien dans mon espace qu’en thérapie. Elle parle peu, elle est très éteinte, très effacée. Elle porte sa tristesse et tout le poids de son passé sur le visage et sur le corps. Et à la Maison de la Poésie, elle a de l’humour, elle s’épanouit. C’est précieux d’avoir ce retour des partenaires qui nous disent que ce n’est pas la même femme qu’au centre.

Et en dehors de ces activités, est-ce qu’il existe d’autres petits espaces d’investissement ?

M C-L : Je pense à quelques femmes en situation irrégulière, qui exercent des métiers qui ne sont pas très bien rémunérés. Il leur arrive de faire des heures supplémentaires ou qu’elles soient sollicitées au-delà de leurs missions. Elles sont capables d’aller parler à leurs supérieurs hiérarchiques et de leur demander à être payées en fonction. J’en ai même une qui a quitté son travail quand elle a essuyé un refus ! Elles connaissent leurs droits et savent les revendiquer.

AD : J’ai également reçu un couple que j’ai questionné quant à leurs souhaits de métiers. Quand vint le tour de Madame, elle me répond que c’est la première fois depuis qu’elle est en France qu’on le lui demande ! C’est habituellement à son mari à qui l’on s’adresse. Et elle avait une envie très précise ! Elle aime tresser les cheveux et aimerait se diriger vers la coiffure. Jusqu’ici, elle n’avait été considérée que dans son rôle de mère.

M C-L : La religion est également un espace d’investissement. Certaines femmes aiment chanter et font partie de la chorale de leur église. Elles font des kilomètres pour ça. C’est une activité qu’elles avaient au pays, et qu’elles poursuivent ici. Cela revient à ce que l’on évoquait tout à l’heure, pour elles, c’est aussi appartenir à un groupe, se réinscrire dans une communauté.

Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef.