Les fantômes du passé

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Le mot deuil me renvoie à deux images. La première est relative à des souvenirs d’enfance, scènes de tableaux de la peintre Yvonne Jean-Haffen, de processions au cimetière qui rythmaient régulièrement ma vie en Bretagne. L’autre est celle de cette morgue gigantesque à Rungis, en temps d’épidémie, qui vient rappeler qu’en nos jours et ce, depuis longtemps déjà, on meurt de plus en plus loin de chez soi et de toute manifestation collective, préférentiellement à l’hôpital.

Philippe Ariès[1], dans ses essais sur la mort, dit que l’on se tromperait à y voir une indifférence à l’égard des défunts. En réalité, c’est le contraire qui est vrai. Dans l’ancienne société, les éclats du deuil dissimulaient très peu une résignation rapide. Aujourd’hui, le refoulement de la peine, de sa manifestation publique, l’obligation souvent de souffrir seul et en cachette aggravent le traumatisme dû à la perte d’un être cher. Quels liens me direz-vous entre ces deux clichés et les adolescents que je reçois au Centre Primo Levi ?

Je constate que quasiment tous les mineurs isolés que j’accompagne ont perdu, dans des temps récents, un être cher, dans des circonstances violentes, le plus souvent sans que les rites soient respectés ou sinon de manière abrégée ou clandestine. Pour la plupart, cette difficulté à – ce qu’on appelait autrefois – « porter le deuil » est redoublée par une sorte de mise en scène ici de « l’interdit de la mort » (selon les mots d’Ariès), d’un défendu de ce qui était autrefois convoqué voire commandé. Cette forme d’interdit, inconscient ou non, nous empêche le plus souvent de participer à leur chagrin, non pour s’y confondre, mais pour accompagner ce deuil. En définitive, désormais, ce deuil devient censuré, solitaire et honteux pour ces jeunes. Et comme l’un d’eux me le disait un jour de façon lapidaire : « je n’en parle jamais, à qui vais-je raconter cela ? ».

Le deuil peut difficilement se faire sans accompagnement chez les jeunes. Il n’est pas un acte conscient du sujet. Au risque de décevoir chacun, ou une société (moderne) qui l’espère : il n’y a pas de « travail de deuil » ; travail qui en ferait une démarche éveillée et individuelle. Lacan n’utilise ce terme de « travail » qu’en référence à la mise en place des rites et Freud ne l’utilise qu’une fois, pour parler non du travail « de deuil » mais « du deuil », rappelant que c’est lui qui nous fait à notre insu. Aussi est-il important d’aider ces jeunes à en repérer les enjeux, particulièrement autour des années de l’adolescence.

S’il revient à Freud d’avoir fait rentrer le deuil dans les grandes pertes, même abstraites, l’usage du deuil chez ces jeunes reste attaché à une perte découlant de la mort d’un objet préalablement fortement investi (parents, substitut…).

Chez eux, certains phénomènes y sont plus remarquables que chez les adultes. Il faut rappeler le rapport passionnel, voire narcissique, constitutionnel même, de ces jeunes sujets à leurs objets d’investissement – leurs objets d’amour – et ce, par la voie des identifications.

Ce moment de perte est pour eux l’irruption d’une désorganisation subjective. Freud parle d’un unheimlich (inquiétante étrangeté), Lacan d’estrangment pour parler de ce moment où l’objet d’amour s’extériorise, franchit les limites du fantasme dans lequel il est pris et vient modifier le rapport au monde du sujet. Ce peut être un réel moment de dépersonnalisation. Lacan rappelle la dimension intolérable de la perte, où comme dans la psychose, elle constitue un trou mais cette fois dans le réel. Elle devient ainsi irréductible à tout signifiant du langage. C’est en quoi, dit-il, le deuil s’apparente à la psychose. Et l’une des manifestations les plus singulières sont des apparitions quasi hallucinatoires si, par exemple, les rites dus aux morts ne sont pas accomplis. Lacan l’illustre par le ghost du père chez Hamlet.            
Dans ma clinique, il n’est pas rare que certains jeunes aient des conversations avec le défunt le soir. Je pense à un jeune qui, en fonction de la position qu’il prenait pour dormir, voyait son père apparaître et lui parler comme s’il était là. Un autre le retrouvait dans le miroir. D’autres apparitions peuvent devenir plus persécutrices. Si certains éléments hallucinatoires peuvent conserver un caractère transitoire chez l’adulte, ils peuvent demeurer longtemps chez le jeune. Ils sont souvent très mal perçus par l’entourage, entraînant un vécu d’angoisse et de solitude chez le jeune.

Il n’y a rien qui puisse combler le trou de la perte dans le réel si ce n’est la totalité du signifiant, du symbolique. Les rites funéraires pourraient-ils remplir cette fonction ? Cette intervention massive, totale, de l’enfer jusqu’au ciel, de tout ce jeu symbolique, permettrait ainsi de faire passer la mort dans la vie.

Dans ces moments de perte radicale, il existe aussi des jeux identificatoires inconscients importants. A l’instar des rites, ces processus sont pour le jeune des modalités de maîtrise du traumatisme subi. Ils s’accompagnent toujours d’un « surinvestissement de l’objet perdu » qui entraîne un renforcement des identifications dont la forme et le destin sont très variables. Et si celles-ci sont généralement limitées et passagères chez l’adulte, il en va tout autrement chez le jeune. Il s’agit d’un des modes essentiels de sa constitution psychique. Elles sont intensives et multiples.

En effet, l’une des bases de ces identifications se situe dans l’Œdipe, processus qui fait lui-même appel au deuil. Dans cette relation d’énamoration aux parents, l’enfant doit renoncer à en être l’objet élu. Deuil où rien n’est satisfait. C’est un deuil dont il ne conservera trace que sous le mode de l’identification, notamment à des traits, comme une présence invisible de ce à quoi il a par ailleurs renoncé. Ces traits sont associés à l’idéal du moi, relatif autant à l’objet qu’il aurait pu être qu’aux parents eux-mêmes. Désormais, c’est autour de cette fonction de l’idéal que va s’accommoder le rapport du jeune à son monde à ses nouveaux objets d’investissement. Cette dimension ancienne du deuil lié à l’Œdipe se retrouvera dans toute forme ultérieure à laquelle sera confronté l’adolescent. Ce processus s’apparente à ce que Freud nomme incorporation. Ces aspects d’identification et d’idéal seront d’autant plus forts s’il existe un certain déni de la perte pour un sujet mis en demeure, soumis à ce qu’il y a de plus insupportable.

Si le deuil fait souvent appel à l’identification, on peut aussi dire que l’identification fait partie de tout deuil ; ce qui en interroge la sortie. Le pronostic dépendra de la nature de ces identifications et de celles qui préexistaient à la perte, c’est-à-dire des relations parents-enfant antérieures. Freud n’a jamais cessé de rappeler le caractère ambivalent lié à la figure du défunt, qui peut être illustré par cet exemple clinique.  
Je me rappelle ainsi de ce jeune terrassé par le meurtre de son père, s’inscrivant alors dans des conduites d’échec. Dans l’après-coup et de manière inconsciente, il apparaît chez lui une forte dévalorisation de sa propre personne, à laquelle s’associe une agressivité imaginaire prêtée au défunt. Tout le jeu identificatoire est présent. On y lit l’ambivalence universelle envers une figure œdipienne ; ambivalence éprouvée durant l’enfance et qui prend dans l’après-coup de la disparition, un caractère particulièrement infigurable, voire persécuteur. L’impression de ne pas avoir été assez aimé par le parent décédé entraîne chez lui une exigence continuelle de réparation. Celle-ci s’opère sous la forme d’une identification à des traits imaginaires d’intransigeance de cette figure tutélaire. Le suivi permet à ce jeune de pondérer et d’élaborer un rapport différent, plus apaisé, à cette figure. Cela nécessitera plusieurs années en raison du caractère inconscient et complexe de ces processus.

Il convient de prendre la mesure du caractère parfois massif de ces identifications durant la période de l’adolescence qui est déjà un moment de remaniement profond du narcissisme, capital du réservoir d’amour reçu ou non. Lacan rappelait que dans le deuil, l’objet de la personne défunte revêt une existence d’autant plus absolue qu’elle ne correspond plus à rien dans la réalité. D’où l’aspect parfois « cannibalique » de l’identification puisque le deuil ouvre une béance symbolique indépassable.

Dans le deuil, il s’avère que c’est autour de ces traits conférés à l’objet d’amour, ainsi que ce à quoi ils s’associent métaphoriquement chez le jeune que va se situer le travail thérapeutique, ses difficultés et sa temporalité. Pour Lacan et Freud, c’est « authentifier la perte pièce par pièce, signe à signe ». C’est ainsi un travail de « désinvestissement progressif » qui devra être réalisé, notamment au travers de la prise en compte des sentiments inconscients de culpabilité. Ceux-ci ne peuvent être appréhendés qu’en relation avec l’ambivalence préexistante à la relation que le sujet entretenait avec l’objet d’amour. On doit alors comprendre que le désinvestissement complet avancé par Freud dans Deuil et mélancolie trouve sûrement ses limites chez les jeunes. Le souhait est de soutenir chez eux une disponibilité à autre chose tout autant qu’un appétit à autre chose.

Il faut aussi concevoir qu’en raison de l’exil, l’expression clinique du deuil peut comprendre des modalités différentes du cadre clinique où on l’entend habituellement. L’exil lui-même, en raison du caractère d’urgence de la situation, du rapport ambivalent à la fuite, de l’idéalisation du pays d’accueil qui soutient l’énergie déployée face à l’épreuve qu’il constitue, fait que le temps de la subjectivation de la perte, du deuil, sa figuration, ne se superpose pas, ne coïncide pas avec la perte de l’objet dans la réalité. Au contraire, le déni (de la réalité psychique plus que de la réalité réelle) peut entraîner un surinvestissement des personnes référentes à l’arrivée. Cela peut se traduire par une forte demande – même inconsciente – d’attention, d’affection envers ceux qui les accueillent. Ces figures sont parfois investies sous le mode de l’univers familial, comme pour différer un deuil parfois trop insupportable dans ces conditions d’exil. Ces référents, pourtant, ne pourront être de nouveaux parents, même s’ils peuvent – et cela peut aider – occuper à titre transitoire ou de manière discontinue cette place. Il faut être vigilant à ces aspects, dans ces périodes d’investissement, car à ce processus de deuil nécessaire, s’ajoutent les enjeux de l’adolescence. Ce passage à la vie d’adulte est un moment où les liens se réaménagent déjà pour permettre au jeune d’aller vers un nécessaire processus de séparation, tout autant psychique que physique. Or, les modalités actuelles d’accueil des mineurs en France ne participent pas toujours, voire court-circuitent ces processus de deuil et de séparation. Les jeunes sont presque empêchés de les vivre ou de les traverser sereinement. C’est un grand moment d’ambivalence qu’ils vivent où l’on peut avoir à faire face à des affects de haine même étouffés. Ces mouvements d’affects sont à comprendre comme une adresse aux imagos et identifications parentales internes. Ils peuvent être vus comme autant de digues et d’écrans face à la résurgence importante, voire débordante, d’affects dépressifs liés à la perte et au deuil.

On saisit alors à travers ces mouvements de surinvestissement et de désinvestissement, ces enjeux identificatoires, la place d’opérateurs importants que sont les travailleurs sociaux, les éducateurs, les professeurs dans ce processus de deuil. Bien sûr, en premier lieu, ils doivent se montrer capables d’extérioriser et d’aider les jeunes à accueillir, à supporter la peine, ainsi que de la partager avec eux. Mais ils vont aussi représenter autant de pôles d’identification, de substituts à la personne décédée. Ceci aux fins de la prolonger dans ses promesses (de transmission), ainsi que de pondérer les jeunes dans leurs exigences. Dans la prise en charge et le travail d’accompagnement de ces pertes et des séparations qu’elles impliquent, il est important que ces jeunes ressentent en quoi leurs identifications parentales participent aussi aux nouvelles identifications vers lesquelles ils s’orientent (formation, autonomie, intégration avec la question de la langue). Cet accompagnement des professionnels doit permettre d’assurer une présence interne vivante et non plus figée du parent disparu. Il favorise la poursuite du développement psychique du jeune là où la perte peut constituer un arrêt ou une rupture.

Un attachement extrêmement important doit être porté à ce que tous les besoins réels du jeune soient assurés, comme avant la mort du parent. Sinon, le risque est d’accentuer les phénomènes d’idéalisation et de survalorisation des personnes disparues, liés à l’adolescence. Ce qui est très préjudiciable à l’évolution du rapport à la perte et au deuil et donc à l’autonomie du jeune.

La difficulté de certaines prises en charge actuelles, avec des jeunes désolidarisés des nécessités de leur âge (scolarité, hébergement, etc.), ainsi que la multiplicité des référents, parfois sans responsabilité réelle, ne contribuent pas à assurer une place substitutive cohérente. Cela peut enfermer le jeune dans un deuil impossible. D’où l’importance qu’il ait un espace de parole.

Jacky Roptin, psychologue clinicien et psychanalyste


[1]    Journaliste, essayiste et historien français.