« Silences et sorties des silences autour de la guerre d’Algérie »

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Benjamin Stora, historien du Maghreb contemporain, des guerres de décolonisation

Répondre au thème du « silence » autour non seulement de la guerre d’Algérie, mais aussi de la colonisation au sens large est difficile. Cela fait maintenant près de cinquante ans ans que je travaille sur l’histoire de la guerre d’Algérie. Par où commencer, par où ouvrir une porte pour essayer de répondre : il existe plusieurs types possibles de silence.

D’abord, le silence officiel, celui des archives.

Pendant très longtemps les archives officielles, les archives d’État ont été difficilement accessibles. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Mais le silence vient d’abord, effectivement, d’en haut. Il vient de l’État, par le déni organisé et notamment par ce que j’avais appelé en 1991 « les lois d’amnistie qui favorisaient l’amnésie ». J’ai écrit cela en 1991 dans mon livre, La gangrène et l’oubli[1], publié en 1991. À partir de ce silence-là il faut essayer de déconstruire un récit plein de trous, rempli de silences, et construire un récit, même chaotique. Comment faire en sorte d’avancer dans l’écriture de l’histoire, dans un silence organisé par les États et celui des acteurs eux-mêmes.

Car  il y a le silence des acteurs eux-mêmes. Il existe différents types d’acteurs.

Il faut considérer le silence de ceux qui ont été engagés dans le combat pour la préservation de l’ordre ancien,  colonial, et qui, jusqu’à aujourd’hui, se sont vus, considérés comme des vaincus de l’histoire, comme ceux qui n’ont pas été écoutés, qui ont été abandonnés. Ils ont sans cesse tenté de se justifier ou de se taire, ou de ne pas avouer, en fait, ce qu’ils avaient pu connaître, commettre, au temps de la colonisation. Le silence de ces acteurs est très important.

Mais, aussi le silence de ceux qui ont subi la colonisation, les populations dites « indigènes » et dont on ne trouve pas de traces dans les archives dites « officielles », dans les archives de l’État. La parole « indigène » est très rare dans les archives étatiques. Sur la période coloniale, ce sont des archives écrites par celui qui domine, qui est vainqueur et raconte à sa manière, les paysages, les populations, les espaces traversés. Retrouver la parole des acteurs venant de l’autre côté du miroir, des populations dites « indigènes », est aussi un travail historique.  Je l’ai fait dans les années 1980, notamment lorsque j’ai construit un dictionnaire biographique de 600 militants algériens[2]. Cela m’a pris cinq ans. Ce dictionnaire, je l’ai fait parce que je ne comprenais plus très bien le sens de cette histoire. Dans ce monde « indigène », il y avait à la fois beaucoup d’entre-soi, de complicité, mais aussi beaucoup de rivalité, d’affrontements qui étaient très difficiles à comprendre pour un chercheur très jeune à l’époque. Il a donc fallu que je descende à hauteur d’homme pour comprendre les relations familiales, les relations interpersonnelles, villageoises, les régionales, familiales. C’est la raison pour laquelle j’ai fait des biographies. A l’époque, il fallait surtout construire des récits très « théoriques », idéologiques, à travers l’examen de structures larges pour comprendre des paysages sociaux et politiques. Le silence des acteurs devenait un silence difficile à briser.

Il y a aussi les acteurs que sont les appelés, les soldats du contingent qui ont été engagés dans la guerre d’Algérie, très souvent là à leur corps défendant, puisqu’un million et demi de soldats français sont allés en Algérie, c’est beaucoup dans une France de cinquante millions d’habitants. Un million et demi de jeunes soldats, de jeunes français nés entre 1932 et 1943. Ils ont très difficilement parlé de toute cette histoire. Ils se sont peu exprimés que ce soit sur le plan public, bien sûr, ou celui de la transmission familiale.

Le silence des acteurs, s’adosse à celui du silence de l’État. Les deux silences viennent correspondre l’un par rapport à l’autre, s’encouragent presque.

La question de l’amnistie existe pour renforcer les silences. Elle provoque l’impossibilité de juger quiconque a été lié à l’histoire de l’Algérie. Il n’y a jamais eu de procès en France lié à l’histoire de l’Algérie. Ajoutons que tous les responsables et les décideurs politiques sont décédés.

Pour moi, cela était quand même la chose la plus importante, il y a 30 ans : porter l’attention sur les décideurs politiques et pas simplement sur les exécutants. Or, tous les décideurs ont disparu avec le temps qui passe, depuis soixante ans. Le silence des décideurs était quelque chose de très difficile à reconstruire, à analyser. Certains sont devenus, par la suite, des personnages très importants de la société française. Ils sont devenus ministres, et même… Présidents de la République, (je pense à Jacques Chirac qui a fait son service militaire en Algérie et à François Mitterrand qui a été Ministre de la Justice pendant la « bataille d’Alger » en 1957).

Le parcours de François Mitterrand, qui a été un des grands décideurs politiques de la guerre d’Algérie en 1954 et 1957 n’a pas été vraiment analysé, au moment de son accession à la Présidence de la République en 1981, et après. Son passé vichyssois a été davantage exploré. Pendant la « bataille d’Alger », c’était François Mitterrand qui décidait. Il était au pouvoir, Garde des Sceaux. Ce n’est donc pas n’importe quel ministère. Il n’a pratiquement jamais parlé des exécutions des condamnées à mort des Algériens par la guillotine, 45 exactement. Il a effacé cette trace-là. Mais un autre personnage n’a jamais parlé de sa guerre d’Algérie. C’est Jacques Chirac. Il y est resté 24 mois en Algérie. Qu’a-t-il fait pendant tous ces mois ? On ne sait pas. Quand vous lisez les mémoires de Jacques Chirac, les récits biographiques, les témoignages… vous vous apercevez qu’on ne sait pas grand-chose de ce qu’il a fait en Algérie. On sait un petit peu plus pour François Mitterrand parce qu’il était directement à la prise de décision. Jacques Chirac était un sous-officier dans l’ouest algérien. On ne sait pas exactement. Il est devenu plus tard président de la République.

Je ne parle pas de De Gaulle, bien sûr, il est « hors catégorie », vous avez deux présidents de la République qui se sont succédés dans les années 1980-2000 et qui ont été directement présents, physiquement, en Algérie, pas simplement par les écrits, par les discours, mais physiquement présents.

Le silence des décideurs politiques est à prendre en compte.

Il faut ainsi forcer le blocus sur deux types de silence. Le silence politique, étatique, important. Et celui du silence des acteurs ou des anonymes qu’ils soient « indigènes », ou soldats du contingent.

Quand j’ai écrit « La gangrène et l’oubli[3] », en 1990, j’ai ajouté un troisième silence.  Le silence qui ne venait pas simplement de la France, mais aussi de l’histoire algérienne.

Si on veut comprendre l’histoire de l’Algérie contemporaine, de la France contemporaine, il faut regarder tous les aspects et ne pas en privilégier l’un par rapport à l’autre. Or, il y a les silences de l’histoire algérienne, le silence vis-à-vis des acteurs principaux de cette histoire qui ont été écartés du pouvoir politique. Je ne vais pas tous les citer. Il y a bien sûr, Messali Hadj, un grand pionnier du nationalisme algérien. Mais pas seulement lui, il y a les assassinats : Abane Ramdane qui a été assassiné en 1957, Krim Belkacem qui a été assassiné, Boudiaf[4], qui a été assassiné, Khider[5] qui a été assassiné. Ce sont tous des grands leaders du nationalisme algérien. Et puis, il y a tous ceux qui ont été écartés très rapidement du pouvoir. Je pense par exemple à Ferhat Abbas, le président du GPRA[6] en 1958, mais aussi Hocine Ait Ahmed, un des principaux « chefs » du déclenchement de la guerre contre la France en 1954.

Il y a eu une reconstruction aussi d’une histoire en Algérie qui a mis au secret des personnages essentiels, qui n’étaient pas des acteurs de second rang. Même dans les figures intermédiaires, il y a eu beaucoup d’éliminations. Et puis, aussi, dans cette histoire algérienne reconstruite, il y a une surabondance mettant au secret une histoire plus compliquée, celle de la souffrance, qui a été peu montrée parce que le discours officiel était celui de l’héroïsme d’un peuple, unanime, victorieux.

Ce qui s’apparentait à des silences liés à des souffrances physiques, matérielles, sociales a été minimisé parce qu’il fallait montrer l’héroïsme d’un peuple uni, homogène, en marche. Ce qui ne correspondait pas tout à fait à la réalité historique. A partir de là, il a fallu affronter cette histoire, affronter ce silence algérien qui, lui aussi, se nourrissait du silence français, chaque silence se nourrissant l’un de l’autre. On le fait, patiemment, par l’établissement des faits historiques : aller aux faits, les établir, les montrer en s’approchant au plus près de la vérité historique.

Pour cela, j’ai « fabriqué » quatre dictionnaires. J’ai rédigé un dictionnaire biographique des militants, déjà cité. Puis, un dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie[7] . J’en ai recensé 4 000. Pour chacun de ces livres, j’ai réalisé des fiches importantes. C’est un peu le soubassement du travail des historiens que le lecteur ne voit pas. On entend les discours de l’historien, mais on ne voit pas ce qui constitue le soubassement de son travail. J’ai publié ensuite un troisième dictionnaire des films[8] qui traite de la guerre d’Algérie. Et puis, j’ai rédigé un quatrième dictionnaire sur les livres parus après l’indépendance de l’Algérie[9] , des livres qui traitaient de la guerre, mais qui étaient parus après-coup.

Tout ce travail de recherche, d’accumulation de faits, d’archives, de preuves, pouvait aussi s’adosser sur la parole des acteurs du conflit. Parce qu’évidemment, on ne peut pas combler les lacunes, les absences, les silences, les manques uniquement par les archives écrites. D’autant qu’on a affaire à une société colonisée où, comme je le disais, les traces écrites sont quand même relativement rares concernant la vie de cette population dominée.Le problème, c’était aussi de recueillir la parole des acteurs, que ce soit du côté algérien, du côté français, des acteurs d’en haut, des acteurs d’en bas, pour les confronter aux traces écrites.

Concernant « les archives orales », comme on l’appelle aujourd’hui, il y a énormément de difficultés parce que tous les acteurs ont des reconstructions de récits. Ils reconstruisent leur vie avec un discours tout prêt. Il faut d’abord accepter le discours tout prêt. Puis le questionner. Cela prend du temps. Il faut aller chercher dans les détails du discours tout prêt, ce qui permettra de reconstruire les fils manquants de cette histoire.

Produire un récit, c’est la fonction même du travail historique. Maintenant, le problème, c’est savoir dans quel sens historique s’inscrit ce récit. Est-ce qu’il va dans un sens qui est celui d’une plus grande rationalité de l’histoire, d’une plus grande liberté pour l’histoire, d’une plus grande citoyenneté pour l’histoire ? Je crois que le travail de production du travail historique s’effectue dans le moment d’une trajectoire politique.

Les grands historiens français ont été dans des trajectoires politiques. Ils n’étaient pas simplement des producteurs de récits neutres. Michelet était un partisan de la Révolution française et à l’inverse, Taine, était contre la Révolution française. On peut ainsi lire les grands historiens français, Guizot, Taine, Michelet, jusqu’à Pierre Vidal-Naquet. Il y a par conséquent une inscription du récit historique dans un rapport au monde, dans une façon de se situer dans ce monde. Je n’ai pas fait mystère du fait qu’en travaillant à partir des années 1970 sur cette histoire de la colonisation, elle était dans une perspective de la nécessaire décolonisation, de l’anticolonialisme.

Des récits historiques s’inscrivent dans une subjectivité personnelle, militante, politique. Ce n’est pas à nier. Le problème reste d’essayer de produire des récits qui soient le plus près possible des vérités historiques. Sinon, le risque, réel, est de se cantonner dans l’idéologie, de ne pas produire de récits historiques.

J’ai ainsi publié la première biographie de Messali[10] , et la première biographie de Ferhat Abbas[11]. Le dictionnaire biographique des acteurs de la guerre en 1985[12] n’existait pas. Il m’a fallu aussi ouvrir le chemin sur celui de la mémoire de la guerre d’Algérie. On me disait à l’époque, attention, la mémoire n’est pas l’histoire. Il y a eu de nombreux débats sur ce thème, autour de mon livre, La gangrène et l’oubli, mais aussi de mon premier documentaire, Les années algériennes, diffusé aussi en 1991. J’ai voulu comprendre, faire des documentaires qui racontent l’histoire par l’intermédiaire des images[13] . Ce travail documentaire a été critiqué par des collègues historiens qui disaient qu’on ne pouvait pas sortir de la sphère académique de l’écrit pour aller vers l’image.  L’image apparaissait comme une source mineure, en renfort de l’écrit, accessoire. Les mêmes qui me critiquaient se sont mis à faire des documentaires. Mais 20 ans après. Après, j’ai publié une biographie du général De Gaulle[14] , puis une biographie de François Mitterrand et la guerre d’Algérie[15] . Avec les archives où Mitterrand, en 1957, avait décidé la peine de mort et la guillotine pour quarante-cinq Algériens. On a beaucoup parlé de la torture pendant la guerre d’Algérie, mais on n’a pas beaucoup parlé de la guillotine. C’est encore une histoire française, un problème de tabous français.

La question que je me pose toujours est celle-ci : est-ce que toute cette production de savoirs, de combats, de batailles pour publier, écrire, expliquer, est-ce que cela ne s’est pas conclu par une réussite d’apaisement des mémoires blessées ?La mémoire continue de saigner et des affrontements se poursuivent, des chocs très violents sur le plan idéologique. Dans les années 1970, 80, 90, j’ai travaillé avec une volonté de réparation de l’histoire. En fait, progressivement, dans les années 2000, je me suis aperçu qu’on n’allait pas vers plus de réparation, mais plus de séparation. La réponse politico-idéologique à toute cette production historique a débouché sur les termes de séparation, de cloisonnement et d’affrontement entre différents groupes de porteurs de mémoire. Ensuite, le président de la république française m’a proposé de faire un rapport sur la réconciliation autour de la mémoire de la guerre d’Algérie[16] . Je ne vais pas refaire un livre, de dénonciation du système colonial, de ce qui avait été fait. Je me suis dit, maintenant, je vais faire quelque chose qui n’explique pas abstraitement, mais qui traite les choses de manière pratique. Un passage, un va et vient entre l’historien et le politique. Ce qui a, une fois de plus, choqué quelques collègues universitaires.

J’ai proposé des mesures concrètes. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce n’est plus de l’histoire, c’est de la politique. Le fait de m’être battu concrètement pour la reconnaissance par la France de l’assassinat de Maurice Audin, était du domaine de la politique. Je n’ai pas fait un livre sur Maurice Audin. J’ai fait un travail pour que la France reconnaisse l’assassinat et la disparition de Maurice Audin. Ma démarche a été la même pour Ali Boumendjel, un avocat algérien assassiné pendant la bataille d’Alger. Ses enfants sont mes amis depuis longtemps, ils ont toujours combattu pour que leur père soit reconnu comme victime de la terreur d’État.


Donc, Boumendjel, mais aussi les archives, il faut les ouvrir davantage. Également, le massacre du 17 octobre 1961 à Paris[17] . Comment dire la reconnaissance de ce crime inexcusable ? Existe aussi tous les disparus de la guerre d’Algérie. Faire un travail de deuil, c’est aussi savoir ce que sont devenus les disparus. Il y aussi l’utilisation du napalm, et  les essais nucléaires que la France a fait au Sahara. Il y a un déplacement de mon statut qui ne reste pas cantonné uniquement dans mon rôle d’historien. Des préconisations ont été réalisées et puis d’autres ne l’ont pas été. Par exemple, j’avais proposé l’entrée de Gisèle Halimi au Panthéon. Le Président de la République lui a rendu hommage au Palais de justice de Paris. On a vu les levées de boucliers que cela a suscité. Il y a eu des pétitions contre. C’est dommage.

Dans le même temps, des récits historiques alternatifs de réhabilitation du système colonial sont montés en puissance. Avec le discours du « c’était mieux avant », « on ne comprend plus pourquoi il y a eu la guerre d’Algérie », « on ne comprend plus pourquoi les gens ont voulu se séparer de la France puisque tout était parfait ». Une série d’ouvrages ont été publiés sur ce thème, des polémistes vendent beaucoup de livres. Il faut voir les échelles aussi de la bataille idéologique d’aujourd’hui.

Je n’ai pas parlé du combat en Algérie aussi, il y a eu des combats qui, eux aussi, ont abouti. Par exemple, la reconnaissance de la place de Messali[18] dans le mouvement nationaliste algérien. Cela a été un long combat mené pendant trente et quarante ans. Ou encore la reconnaissance de l’assassinat de Abane Ramdane[19] , qui n’est pas le fait de l’armée française, mais celui de ses compagnons d’armes.

Quand je travaille, je m’adresse à tous les publics, pas à un seul public. Cette recherche de vérité s’établit des deux côtés. Mais cette recherche de vérité ne peut exister que parce qu’elle s’adosse à des combats de citoyenneté pour la vérité historique. Sinon, elle ne peut pas exister simplement par la seule volonté individuelle d’une parole libérée. Il faut qu’il y ait du collectif, une prise de position politique.

Or, ce que l’on peut constater, c’est que dans la société, on est passé davantage du statut d’une histoire de gens qui sont des combattants, tel j’ai pu rencontrer, côté algérien, côté français. J’en ai rencontré du côté algérien comme Hocine Aït Ahmed[20], c’était des combattants, des militants engagés très jeunes dans une activité politique et toute leur vie, jusqu’à leur mort, avaient toujours combattu contre la colonisation, mais aussi pour la démocratie dans leur pays. Donc, c’était des combattants, et pas des victimes.

Or, on est passé du statut de combattants de l’histoire, à celui de victime de l’histoire. Le chagrin est valorisé, plus que la détermination a vouloir modifier le cours de l’histoire. Un récit victimaire qui est monté en puissance, surtout dans la jeunesse actuelle. La parole victimaire d’une situation particulière l’emporte sur le fait de décrire et de raconter des parcours de gens qui ont renversé le système, qui ont été des combattants du système. C’est un constat.

Les aspects négatifs existent du côté des « combattants » refusant le statut de victime, avec  l’héroïsme du combat, du combattant, du virilisme, de la force. Et comme, d’ailleurs, il y a un aspect, disons, positif dans la parole victimaire, dans la volonté de  reconnaissance des crimes qui ont été commis, qui permettent aux victimes aussi, par la reconnaissance de ce qu’ils ont enduré, de pouvoir avancer.

Dans les deux aspects, il y tout à la fois des aspects positifs et des aspects négatifs. Il faut les reconnaître, déterminer les périmètres. Ce que je constate surtout, c’est que nous ne sommes plus dans le type de récits dominants que dans le deuxième type de récits. Peut-être parce qu’il y a eu plus d’avancée, sur mon domaine, dans la reconnaissance de ce qu’a été le système colonial sur le plan étatique que ce n’était le cas il y a trente ans. Aucun président de la République, aucun gouvernement, de gauche comme de droite, n’avait reconnu, sur le plan pratique et symbolique,  quoi que ce soit sur l’Algérie. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la même disposition. Je parle de mon histoire particulière, mais qui renvoie aussi au problème de l’histoire de l’esclavage, toute une série d’histoires comme ça.

Donc, vous voyez, l’histoire, l’écriture de l’histoire se modifie.

Lorsque j’ai fait ce rapport,  un journaliste algérien, dans le Quotidien d’Oran, a écrit « , vous avez écrit un manuel anti-ressentiment. Voilà ce qu’est ce travail ». J’ai trouvé cela très juste. Ce n’est pas un travail de dénonciation idéologique comme tout le monde espérait. Je pense à certaines personnes qui ont été déçues parce qu’elles pensaient découvrir un pamphlet de dénonciation idéologique. J’ai trouvé que ce journaliste algérien avait la formule juste. La question du ressentiment est surtout liée à la question coloniale. Le sentiment d’avoir été abandonné, d’avoir été trahi, d’avoir été incompris. Ces sentiments traversent sans arrêt cette histoire. Ce que je vois chez beaucoup de personnes rencontrées. Avec le temps qui passe et la connaissance de mes travaux, des gens viennent à moi. Et j’ai commencé à recevoir des manuscrits, de la poésie, des cartes postales, des journaux intimes, des carnets de marche se soldats. Surtout après mon rapport, d’ailleurs. Avec certains amis historiens qui disaient, il faut ouvrir les archives, je répondais : mais mon problème c’est l’arrivée massive d’arhives personnelles, longtemps cachées… Je ne sais plus quoi en faire. Ce sont des archives extraordinaires, des confessions de gens qui ont torturé, des gens qui, avant de mourir, décident de parler, de dire ce qu’ils ont vu.

Effectivement, ce qui court tout au long de cette histoire, c’est cette impossibilité, presque, à calmer le chagrin. De Gaulle disait qu’avec la guerre d’Algérie, « nous avons ouvert la boîte à chagrin ». Il a toujours eu le sens de la bonne formule. Parce que la boîte à chagrin a été ouverte, mais on ne l’a jamais refermée. Elle est toujours là. Avec ce sentiment d’isolement de chacun des acteurs.  Avant que les archives m’arrivent, lorsque j’allais discuter avec des gens, j’ai été frappé par le sentiment de l’isolement. Ils disaient : « personne ne parle de nous ». Alors, je leur répondais : « mais non, vous avez de nombreux livres qui traitent de votre question ». Je leur disais : « regardez, il y a la bibliographie sur ces vos questions « vous avez l’inventaire des films qui traitent de cette question », etc. Mais les personnes me répondaient : « non, non, ce n’est pas mon histoire », « on ne parle pas de moi », « personne ne s’intéresse à moi ». Le discours de gens qui vivaient dans l’isolement et l’abandon et qui se réfugiaient dans le silence. Mais en fait il y avait un grondement des paroles, derrière un apparent silence.


[1] B. Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2005.

[2] B. Stora, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens – 600 portraits, L’Harmattan, 1985.

[3] B. Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, op. cit..

[4] Mohamed Boudiaf, président algérien, assassiné le 29 juin 1992.

[5] Mohamed Khider, assassiné le 3 janvier 1967.

[6] Gouvernement provisoire de la République algérienne.

[7] B. Stora, Le dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 1996.

[8] La guerre d’Algérie à l’écran, Sous la direction de B. Stora, G. Hennebelle et M. Berrah, Charles Corlet Eds, 1997..

[9] C. Boyer, B. Stora, Bibliographie de l’Algérie depuis l’indépendance, CNRS Edition, 2011.

[10] B. Stora, Messali Hadj (1898-1974) Pionnier du nationalisme algérien, Collection : Histoire et perspectives méditerranéennes, L’Harmattan, 1985.

[11] B. Stora, Z. Daoud, Ferhat Abbas, une utopie algérienne, Paris, Denoël, 1995.

[12] B. Stora, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens – 600 portraits, op. cit.

[13] Les années algériennes. B. Stora, P. Alfonsi, B. Favre et P. Pesnot – 1991 Coproduction : Ina/France 2 – Nouvel Observateur.

[14] B. Stora, Le mystère de Gaulle : Son choix pour l’Algérie, Paris, Robert Laffont, 2009.

[15] B. Stora, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Paris, Calmann Levy, 2010.

[16] En juillet 2020, Emmanuel Macron charge Benjamin Stora d’élaborer un rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Il a donné lieu a un ouvrage : B. Stora, France-Algérie. Les passions douloureuses, Paris, Albin Michel, 2021.

[17] Date de la répression meurtrière à Paris au cours de laquelle ont été tués des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance.

[18] Messali Hadj fondateur du nationalisme algérien.

[19] Surnommé « l’architecte de la Révolution ».

[20] Hocine Aït Ahmed, l’un des neuf dirigeants historiques qui a lancé la guerre contre la France en novembre 1954.