Une prise en charge singulière au pluriel

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Au centre Primo Levi, chaque membre d’une famille peut avoir son espace thérapeutique. L’enjeu au niveau institutionnel est de parvenir à lier la multiplicité de ces accompagnements individuels. Une réflexion analytique de cette prise en charge sera présentée en écho dans l’espace enfants et familles.

Lorsqu’un accompagnement thérapeutique est mis en place pour chaque membre d’une famille, une coordination et un suivi régulier entre les cliniciens est nécessaire afin de ne pas reproduire – de manière quasi inconsciente – les effets de la violence politique. Dans ce cas précis, la famille ne parvenait plus à prendre de décision pour elle-même. La capacité à symboliser, c’est-à-dire à donner du sens à ce qu’elle avait vécu, était figée, déliant aussi bien la pensée que la relation à l’autre. Tout l’enjeu se situait là, dans l’aptitude de l’équipe à ne pas rejouer cette déliaison. C’est la réponse à la fois singulière et collective de la juriste, de l’assistante sociale, des deux psychologues et des deux médecins, qui a permis une sortie du mouvement répétitif dans laquelle la famille s’était engluée.

Le contexte : de la fuite à la France

La famille a dû fuir un contexte violent où seul l’exil offre une chance de rester en vie. En France, c’est un parcours d’errance. Parents et enfants dorment à la rue ; la mère est enceinte. Le dépôt d’une demande d’asile leur permet d’être logés dans un Centre d’accueil qui va alors commencer à mettre en place un dispositif d’accompagnement en proposant un suivi au sein d’un service de Protection Maternelle et Infantile (PMI) et en inscrivant l’aîné à la crèche.

Cependant, ces petits repères instaurés dans un quotidien restent fragiles. Sur le plan juridique, l’audience à la Cour Nationale du Droit d’Asile est très mal vécue par le père qui reste ébranlé par les questions qui lui ont été posées. Il sort de l’audience avec l’impression de ne pas avoir été cru. Pourtant, les menaces sont bien réelles. Quelque temps plus tard, il apprend la mort d’un de ses parents, suite aux coups donnés pour le retrouver.

L’arrivée au Centre Primo Levi

Compte-tenu de l’état d’agitation dans lequel se trouve l’aîné de la fratrie, le Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) choisit d’orienter l’enfant pour une prise en charge psychologique.

Au sein du Centre Primo Levi, la première réaction est de répondre à l’urgence. Une chaîne commence à se mettre en place sans qu’elle puisse encore se nommer comme telle : la psychologue de l’enfant oriente le père auprès d’un autre psychologue qui lui-même sollicite un médecin et l’assistante sociale. L’accompagnement juridique est rapidement instauré aussi compte tenu du refus de la demande d’asile qui plane.

Sur le plan matériel, c’est à nouveau l’instabilité qui prédomine. Le pressenti de la réponse juridique se confirme, engendrant une sortie du CADA. La structure d’hébergement tente d’aménager de la douceur en proposant de rester un mois de plus. L’incertitude se retrouve à tous les niveaux : faut-il partir ou sortir du CADA ? Faut-il tenter sa chance dans un nouveau pays ? Repartir sur les routes ? Une place en Centre d’hébergement d’urgence se libère. Solution temporaire qui mène à un changement de secteur. L’étayage installé à l’arrivée en France se perd : nouvelle crèche, nouveau médecin à la PMI.

Les repères sont à nouveau bouleversés.

« C’est une famille qui nous a mis là où elle en était »

Au sein des divers espaces cliniques, un état de sidération se fait ressentir. Sur le plan psychologique, il n’y a quasiment pas de demande et celle-ci pourrait se résumer par un : « qu’est-ce qu’on fait ? ». Chaque membre est physiquement là sans pour autant être présent. La famille met l’équipe là où elle se trouve. Face à cette désorientation, comment, en tant qu’institution, ne pas réagir par l’inquiétude, l’angoisse de la situation pouvant mener à un morcellement de la prise en charge ?

Sur quoi travailler ?

Lorsqu’un traumatisme est associé à la violence politique, il peut arriver que le patient soit dans la répétition et entraîne l’institution dans ce mouvement. Pour cette famille, c’est la violence qui est venue se rejouer au niveau intrafamilial. Comment protéger les enfants ? Faut-il effectuer un signalement ? Comment entendre aussi ce père qui se met physiquement à vaciller à cette annonce ? Séparer les enfants de leurs parents n’allait-il pas anéantir tout le travail effectué pour leur permettre de reprendre une place de père ou de mère ?

Au centre de soins, cette attaque du lien a été entendue dans un double sens. Au niveau singulier, la violence est venue détruire la confiance en l’autre, risquant de mettre à l’épreuve la relation thérapeutique. Cette déliaison se retrouve dans la parole, comme si plus rien ne pouvait s’inscrire dans l’espace psychique du patient et par répercussion, dans sa réalité. Comment inscrire dans son histoire une violence qui ne fait pas sens ? Au niveau du collectif de cliniciens, tout l’enjeu reposait sur la solidité et la souplesse du nouage qu’ils allaient créer.

Le risque pour chaque clinicien était de n’agir qu’à travers le prisme de sa prise en charge et des enjeux associés (pourvoir au besoin de logement, aux besoins primaires, favoriser la relation transférentielle avec la personne que l’on suit, obtenir une protection juridique, etc.). Comment dépasser ces situations singulières et parvenir à une mise en commun ?

Comment s’y prendre ?

La prise en charge sociale a permis d’apporter des réponses concrètes à tout ce qui était mis en jeu dans cette errance psychique : trouver un logement, travailler avec les équipes de la crèche, de la nouvelle PMI. Ce tissage progressif de nouveaux repères a permis à la famille de se poser et de s’inscrire dans la société d’accueil.

Pour que ce maillage opère, il aura fallu que l’équipe se rencontre. Les temps de discussion étaient cadrés durant les synthèses mais aussi en dehors de ces espaces, de manière informelle. La régularité de ces échanges entre les cliniciens, avec les partenaires, aura assuré une continuité pour les patients. La famille ne se trouvait plus face à du diffracté et pouvait prendre appui.

Rien n’aurait pu être articulé au niveau institutionnel sans un travail de confiance et de liberté entre les membres de l’équipe. Concrètement, cela impliquait de pouvoir proposer et d’entendre des points de vue différents, opposés, parfois contradictoires car les enjeux n’étaient pas toujours les mêmes pour chaque membre de la famille. Il est évident que chaque clinicien ne peut parler que de sa place, c’est-à-dire, à partir du transfert et du contre-transfert qu’il noue avec son patient. Sans circulation de la parole et l’écoute mutuelle entre psychologues, assistante sociale, médecins et juriste, tout aurait pu rester figé, chacun restant sur ses positions.

En parallèle, les différents espaces thérapeutiques ont pu réinstaurer du symbolique chez chacun des membres de la famille. Lorsqu’il y a eu une séparation effective de la famille – sur un temps très court -, le travail préalable de mise en sens des événements vécus, « d’interprétariat » et de mise en lien a pu être repris au centre de soins. Tout le travail institutionnel a reposé sur cette articulation entre les différents signifiants au sein de chaque espace pour aboutir à une mise en commun afin de border cette famille et de l’amener à trouver ses propres significations.

Marie Daniès, rédactrice en chef