Zones de silences : Violence et politique dans les institutions de soins pour les exilé·e·s.

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Laure Wolmark, psychologue clinicienne / coordinatrice, chercheuse associée

Depuis que je n’exerce plus comme thérapeute au Comede[1] me reviennent bien sûr des souvenirs de mes patients et patientes, des fragments de nos échanges, des images de ces moments passés dans le bureau du centre de santé de Bicêtre où je les recevais. Étrangement, ce ne sont pas en premier lieu les récits des violences qu’ils et elles ont subies qui me reviennent en mémoire, malgré la place que ces récits prenaient dans les consultations. Non, me reviennent plutôt des points de butée, des trous dans le discours, des silences qui envahissaient l’espace de la parole. Ces silences, blancs, trous, points d’arrêt appartenaient certes aux patient·e·s, mais si je veux être tout à fait honnête, ils envahissaient aussi ma pensée en consultation et ma capacité à réagir, à relancer, à interpréter, à prononcer des paroles soutenantes. Très souvent, quotidiennement, j’avais à me débattre avec l’envahissement par le blanc, le rien, le « ne pas savoir quoi dire » dans mon exercice clinique.

Cela fait partie des difficultés que j’essaye de penser pour moi-même, dans l’après-coup de cette pratique, avec l’idée que cela pourrait permettre d’étayer aussi la pratique de collègues que je rencontre aujourd’hui dans des groupes de supervision, lorsqu’ils sont confrontés aux violences extrêmes et à la mort. Et ce d’autant plus, j’y reviendrai, que ces blancs, ces silences et leurs déclinaisons ont tendance à envahir aussi la vie institutionnelle. Combien de fois, alors que nous réclamions à cor et à cri des espaces de discussions cliniques ne nous sommes-nous pas retrouvé·e·s à partager un silence pesant, ou gêné, quand ces espaces de parole nous étaient enfin proposés. Personne n’avait alors plus rien à dire.

Il est difficile de prendre le silence comme objet de réflexion, comme il est difficile de décrire des qualités de silence : le risque de « surinterprétation » n’est pas loin, qui imaginerait une intention derrière ces silences. Pourtant, parce qu’exercer comme thérapeute est une expérience sensible, et non un pur exercice intellectuel, on peut être attentif à ce que l’on ressent dans ces silences, et commencer à penser à partir de la sensation.

Le silence est – tout le monde le sait – la condition d’une parole audible. Sans ce fond, aucune figure, aucune représentation, ne saurait émerger, si ce n’est dans le trop-plein : un amas de mots, sans espace entre eux. Le silence à partir duquel nous prenons la parole, qui la précède, qui la conditionne, le silence du trac, du tact, de l’écart, de la respiration, de la réflexion, ce silence n’est pas celui qui me préoccupe aujourd’hui. Ce que je cherche à nommer, c’est un silence activement négatif, un silence qui est l’inverse de la parole, et non sa condition. Je me le représente comme un trou noir qui aspire la pensée et les mots, et cela, seulement quand j’arrive à en penser quelque chose, quand justement je sors de ce blanc, de cet effacement de la capacité de dire.

Les blancs dans ma pensée de thérapeute venaient en miroir des « rien à dire », des longs silences des patients et patientes, très fréquents dans les suivis, associés parfois à l’énoncé « qu’ils avaient tout dit », lors de la première consultation. Comment lancer, relancer l’associativité, le mouvement psychique quand la parole semble s’être épuisée dans le récit de soi, identifiée au trauma ? Ces blancs apparaissaient aussi à la suite des récits des violences dont ils et elles avaient été victimes : que dire après ça ? Certes, l’expérience de la thérapeute permet d’apprendre à supporter ce silence lourd d’après les récits, de s’y appuyer pour relancer la parole ou explorer les affects et les symptômes, les moyens de se dégager des images traumatiques. Ce silence du côté du thérapeute est aussi celui de la pudeur et du respect de la douleur de l’autre, si bien sûr il n’est pas signe d’inattention ou d’indifférence.

Mais les blancs trouaient aussi ma pensée quand un patient ou une patiente racontait avoir laissé ses enfants en bas âge au pays, et être sans nouvelles d’eux. Ils me coupaient la parole quand j’apprenais qu’un·e patient·e avait été débouté·e de l’asile et obligé.e de quitter le Cada (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) qui l’hébergeait. Petits coups de canif traumatiques dans la trame de mes pensées, ces blancs signaient la continuation de la violence sous d’autres formes, dans les registres de la perte, de l’abandon et du déni de reconnaissance.

« Il est bien vrai », écrit Gille Deleuze dans la Présentation de Sacher-Masoch, « que la violence est ce qui ne parle pas, ou très peu » [1]. Loin d’un excès d’images, d’affects, de détails, c’est le plus souvent par le travail du négatif que la violence passe de l’un à l’autre dans l’espace de la consultation, des patient·e·s à celles et ceux qui les écoutent. Le travail thérapeutique consisterait alors à transformer le blanc en silence capable d’accueillir une parole, silence dans lequel pourrait émerger une ébauche de figurabilité partageable de ce qui, en premier lieu, paraît irreprésentable – pour produire finalement ensemble une histoire orale des temps cruels.

Très bien, me direz-vous. Mais comment produit-on cette opération qui va de la sidération partagée des thérapeutes avec les patient·e·s face à l’impossible, ou l’inacceptable, et tout ce qu’on voudra bien nommer sous le registre traumatique, de cette sidération donc, vers une forme de circulation des affects et des représentations ?

Pour éclairer ce point, je postulerai un double mouvement, qui va de la clinique à l’institution, et vice-versa. D’une part, une syntonie entre problématique institutionnelle et spécificités de la clinique du trauma et de l’exil. D’autre part, un modelage du cadre de la rencontre clinique par ce qu’on peut appeler un « métacadre » sociopolitique.

Commençons par cette idée de syntonie. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Certains auteurs affirment, comme René Kaës, que toute institution – comme la parole – émerge à partir de zones silenciées ou silencieuses. « Comme les autres groupements humains », écrit René Kaës, « l’institution ne peut se former qu’en maintenant des zones d’obscurité profonde, un « laisser de côté », « un reste », de l’irreprésenté, du « silence radical » (qui n’est pas le non-dit) qui peut suivre différents destins, celui de poches d’intoxication, de dépôts ou d’espaces poubelles » [2]. Ces zones silenciées feraient l’objet d’un pacte que Kaës nomme « pacte dénégatif » entre les sujets du groupe, pour refouler, dénier, rejeter les expériences de haine, de violence, d’impensable.

Il est impossible pour qui a travaillé dans un lieu dont l’objet est le soin de personnes exilées marquées par de multiples violences de ne pas entendre l’étonnant écho entre ce négatif qui travaille dans le fond de l’institution et l’économie psychique prise dans les effets de la violence.

Nous serions donc, en tant que thérapeutes, mais plus généralement en tant que soignant·e·s exerçant dans ces lieux, pris·es entre deux zones de silence : la première marquée par le silence en tant qu’il est produit par les effets de la violence subie par nos patient·e·s. La seconde qui tient au silence fondamental sur lequel les sujets du groupe institutionnel pactiseraient pour travailler et créer un espace de soin ensemble. La plupart du temps, dans la plupart des institutions, disons que ce silence radical se tait pour que ça fonctionne, et ces zones dépotoirs des violences n’apparaissent que quand l’institution est en crise.

Cependant, les soignants qui travaillent auprès de personnes exilées passent leur temps à mettre à jour des espaces toxiques, à travailler dans les décharges, à déterrer les restes traumatiques pour pouvoir ensuite en faire de l’histoire. Ils deviennent familiers de ces lieux invivables, blancs, ils apprennent à s’y tenir, à les affronter, à ouvrir les cryptes dans lesquels sont cachés les secrets de l’anéantissement des être humains par d’autres être humains. Ils apprennent aussi à supporter de ne pas savoir quoi dire, à écouter ce qui ne peut se dire.  Il est possible que cette clinique si proche des silences produits par la violence empêche le pacte dénégatif de fonctionner au niveau institutionnel, ce qui fait de l’institution, à l’instar de la clinique individuelle, un lieu pris dans les effets du trauma, contre lesquels il faut lutter, ou avec lesquels il faut faire.

Il y aurait de quoi se désespérer, si finalement tous les espaces étaient grevés par les effets de la violence traumatique. Je ne peux pas m’empêcher de penser à mon premier jour au Comede, en entrant dans le bureau de consultation ; une sensation physique indéfinissable, assez oppressante, m’avait saisie. Mon malaise avait dû se voir, et la collègue qui m’avait accueillie à l’époque m’avait dit : « Il y a des dépôts ici qui se sont sédimentés. Ce sont les dépôts des histoires des patients. » Je m’étais demandé ce que je faisais là, et puis j’avais entrepris non pas une opération de nettoyage de ses dépôts, mais au contraire une opération de recherche, de mise en histoire à partir de la parole de mes collègues, des lectures des dossiers, de quelques archives de l’association. Ce travail, je l’avais fait pour moi-même avant de commencer à exercer comme thérapeute, et il m’avait soutenue. Dans une forme moins structurée, il participe de la même démarche que la recherche que je mène actuellement pour Médecins sans frontières sur la santé mentale dans l’humanitaire, recherche qui est à la fois de l’histoire, du recueil de témoignages, et un travail analytique d’approche des impensés de l’institution.

Il y a bien ici une histoire de transformation, une forme d’opération – on se rêverait même magicien·ne, alchimiste, si on pouvait simplement transformer le silence en histoire. Dans l’espace de la consultation, la technique des soignant·e·s, leur expérience, leur maniement du transfert, leurs recherches autour de la clinique, aussi solides soient-ils, ne sauraient à eux seuls suffire à produire cette opération. Les enjeux politiques déterminent trop fortement les conditions de la rencontre entre soignant·e·s et personnes exilées pour que le cadre de la consultation puisse être dissocié du métacadre institutionnel et politique [3]. Dans ce qui constitue ce métacadre, citons la procédure d’asile, mais aussi le financement et la liberté des associations, ainsi que les lois qui régissent l’immigration à la gestion des frontières et la délocalisation de celles-ci hors de l’Europe.

On peut se dire, et ce n’est pas faux, que cela parasite l’espace de la consultation, que cela colonise notre vie psychique et celle de nos patients.

Cependant, c’est parce qu’il y a du politique, dans ses formes violentes, mais aussi dans ses formes démocratiques que nos pratiques auprès des exilé·e·s existent. Il est tout à fait légitime de se demander ce que peuvent la psychanalyse, la médecine, le soutien social face à cette violence venue du politique. Cependant, on peut quand même essayer de la désarmer par un autre recours au politique dans certains espaces de soins et de militance, lui opposer d’autres modalités d’être ensemble, et surtout un effort constant et collectif, joyeux aussi, pour penser ces violences – d’ici et de là-bas – et les empêcher de produire des silences de mort.

À Calais, face à l’adversité de la vie à la frontière, des pratiques militantes inventent des formes de collectif, de coordination, qui débordent les frontières de chaque association, pour construire des lieux communs pour se ressourcer, penser, échanger, garder la mémoire des luttes et des morts à la frontières, faire la fête, se rencontrer – je pense ici à un lieu qui s’appelle la « Maison d’entraide et de ressources », créée et gérée par le Secours catholique qui héberge des associations, mais aussi une artiste, des groupes de parole, des formations, une bibliothèque, des chercheurs et chercheuses de passage, etc.

Ce qui importe, c’est de faire parler ce politique, de l’empêcher de tomber lui aussi dans un silence qui serait de l’ordre du déni ou de l’effacement des traces. En le reprenant pour nous sous la forme du plaidoyer pour défendre les droits et la santé des personnes que l’on accueille, mais indissociablement, en défendant des formes d’organisation interne qui ressemblent aux idées que nous défendons. Je pense que nous pourrions travailler plus souvent le soin au sein de nos institutions prises dans l’exil et le trauma, à partir du concept de « micropolitiques »qui vient de la psychothérapie institutionnelle (donc de la psychiatrie) pour faire parler ce politique plutôt que d’en être envahi, dans la mesure du possible. Cela signifie, entre autres, promouvoir les circulations libres et égalitaires de la parole au sein de nos organisations, y associer les patient·e·s, assumer les frictions, les points de vue divergents qui s’associent pour une cause commune, créer des activités de soin ouvertes et multiples, lutter contre les hégémonies et les formes de domination de classe, de race et de genre jusque dans nos politiques de recrutement – c’est-à-dire assumer qu’on n’est pas forcément quittes de cette violence qui silencie, malgré nos engagements.

[1] G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 15.

[2] R. Kaës, Réalité psychique et souffrance dans les institutions, Paris, Dunod, 1988.

[3] Certains auteurs pionniers, comme E. Jaques et J. Bleger, ont proposé quelques voies de compréhension pour analyser ce type de traumatisme, en avançant le concept de « métacadre », qui sera repris et actualisé par R. Kaës surtout pour l’analyse des institutions ou des sociétés. Ces processus d’arrière-fond qui entretiennent la continuité sont la base-même de la construction de la vie psychique qui a besoin d’un étayage solide et pérenne.


[1] Comede : Comité pour la santé des exilé·e·s.