Dans leur pays d’origine, elles étaient sociologues, assistantes juridiques, sportives, manageuses, couturières, directrices marketing, artistes, étudiantes, géomètres, enseignantes, coiffeuses, orthopédistes, journalistes, navigatrices, horlogères, bagagistes, commerçantes. Elles ont dû s’exiler et, tout au long du chemin, elles ont subi la violence. Longtemps un phénomène dont les problématiques étaient reléguées au second plan, l’exil féminin est maintenant devenu aussi marquant que celui des hommes : les femmes représentent la moitié des personnes déplacées dans le monde. Cette proportion n’est pas nouvelle et se confirme depuis une dizaine d’années, elle se retrouve aussi dans la file active du Centre Primo Levi, qui est composée pour moitié de femmes.
Le profil des femmes qui s’exilent est très divers, autant que les raisons qui les poussent à quitter leur pays. Certaines vont fuir un régime répressif en raison de leurs idées ou sont de manière indirecte visées à travers les activités politiques d’un proche. D’autres vont fuir un mariage forcé, une menace de mutilation. Depuis les années 2000, leur exil n’est plus forcément lié à des enjeux familiaux, il devient plus solitaire, plus autonome. Il n’est pas très différent de celui des hommes. La décision est extrêmement difficile à prendre, elles savent comme eux que la violence sera au rendez-vous et ne les quittera plus.
Torturées, emprisonnées, violées dans leur pays, elles entrent ensuite dans un autre circuit de violence, cette fois sous le contrôle des passeurs et des membres de la police ou de l’armée des pays qu’elles traversent. Une fois en Europe, la brutalité continue. Bosnie, Croatie, Italie, Grèce, Roumanie, Bulgarie ou France : les cas de répression policière ou de non-assistance envers les personnes exilées sont largement documentés. Arrivées dans notre pays, le cauchemar diminue mais la violence non palpable, sociale, économique, psychologique se poursuit.
Dans la file active du Centre Primo Levi, la quasi-totalité des femmes reçues ont subi des violences sexuelles, soit dans leur pays d’origine, soit sur le chemin de l’exil. Ces violences sont tellement systématisées et répétitives qu’elles en finissent par être banalisées ou considérées comme non répréhensibles par les patientes elles-mêmes.
Ces violences ne sont pas le fruit du hasard, de la mauvaise rencontre, elles sont politiques, institutionnalisées, car elles sont le résultat de l’inaction, de la complicité ou de l’action délibérée des États, depuis le pays d’origine jusqu’à l’arrivée en Europe. Enfin, elles restent encore très rarement punies, malgré leur gravité et leurs conséquences très profondes.
Nos recommandations :
Garantir la prise en compte des violences que les femmes subissent sur le parcours de l’exil, et du psycho-traumatisme qui en découle, dans la demande d’asile
Assurer un hébergement digne, durable et adapté, en renforçant notamment le nombre de places d’hébergement spécialisées
Renforcer leur autonomie en développant des formations en français et en leur ouvrant la possibilité de travailler dès le dépôt de leur demande d’asile
Former les professionnels, bénévoles ou salariés qui sont en première ligne dans l’accueil des femmes exilées pour que soit véritablement comprise et prise en compte leur réalité
Dans la file active du Centre Primo Levi, la quasi-totalité des femmes reçues ont subi des violences sexuelles, soit dans leur pays d’origine, soit sur le chemin de l’exil. Le rapport des femmes exilées à leur corps est ébranlé. Il ne semble plus leur appartenir, instaurant une forme de distance. Il semble abandonné, comme s’il n’était plus habité. Toute la difficulté repose alors dans la capacité à toucher une patiente. Souvent, elles ont été touchées pour la dernière fois par leur tortionnaire. Comment toucher une intouchable, une personne qui énonce ne plus vouloir être touchée, mais, qui paradoxalement, souhaite redevenir touchable ?
Précisons que cette effraction du corps produit des effets simi- laires quel que soit le genre de la personne. En d’autres mots, les symptômes ne peuvent pas être sexualisés et varient d’une personne à une autre. La sphère la plus intime est touchée, atteignant le plus profond de ce qui permet d’être en tant que personne. Les victimes demeurent dans le silence, ne pouvant dire mot sur ce qui leur est arrivé. Elles se disent dépossédées de leur corps. Lorsqu’elles en parlent, elles se sentent « dé- goûtées », « abîmées », « gâchées », sous-entendant une idée d’irrémédiable dans la perception qu’elles ont d’elles-mêmes. L’espace thérapeutique leur offre alors un lieu sécurisé. Elles sont crues d’emblée dans ce qu’elles disent. Leur parole n’est pas mise en doute et c’est leur vérité subjective qui compte.
L’arrivée en France, au lieu d’offrir un répit indispensable, est très souvent synonyme de basculement dans la précarité. Il n’est pas rare que les femmes exilées commencent par vivre dans la rue. Les situations que nos assistantes sociales rencontrent sont de plus en plus des situations d’urgence. Les places d’hébergement manquent ou sont très aléatoires, même si leur nombre a augmenté. Cette précarité des conditions d’accueil vient faire obstacle à la reconstruction de ces femmes et les replace notamment face à l’absence de choix. Alors qu’elles n’ont pas pu dire « non » aux violences sexuelles, au mariage forcé, à l’excision, à la traite, elles se retrouvent ici soumises à la contrainte, en particulier matérielle.
La violence continue enfin dans la demande d’asile. On se méfie de celle qui vient demander l’asile et va devoir prouver qu’elle « mérite » la protection de la France en racontant son histoire. Durant l’étude de sa demande, la demandeuse d’asile se trouve coincée entre un processus de vérification des faits et sa vérité subjective. Avec des bagages lestés par le trauma, elle est souvent incapable de s’exprimer et de dérouler un discours logique et convaincant. Ce qui est attendu notamment de la part des militantes politiques qui font la demande d’asile. Surtout, cette nécessité de limiter le récit aux faits survenus dans le pays d’origine correspond-elle encore à l’expérience de ces femmes ? Car il y a un angle mort dans la procédure d’asile actuelle : la violence subie pendant le parcours migratoire. Celle-ci est abordée lors de la demande d’asile, ainsi que le trauma qui en résulte, mais elle ne pèsera pas dans la décision d’octroi ou de rejet d’un statut protecteur. Ou à la seule condition que les violences subies en chemin fassent courir un risque à la personne si elle retourne dans son pays. Un retour qui n’est de toute manière que très rarement envisagé, car les femmes qui quittent leur pays le font car elles n’ont plus d’autre choix si elles veulent continuer à vivre.
L’exil est maintenant aussi féminin, désormais la violence et la douleur liées à l’exil concernent aussi, massivement, les femmes. Cette nouvelle réalité de l’exil touche la France et, plus largement, l’Europe. Sa politique d’accueil et d’asile doit s’adapter en conséquence. Le Centre Primo Levi a écrit ce rapport pour alerter sur la situation de ces femmes et formule les recommandations suivantes :
Garantir la prise en compte des violences qu’elles subissent sur le parcours de l’exil, et du psycho-traumatisme qui en découle, dans la demande d’asile ;
Assurer un hébergement digne, durable et adapté, en renforçant notamment le nombre de places d’hébergement spécialisées ;
Renforcer leur autonomie en développant des formations en français et en leur ouvrant la possibilité de travailler dès le dépôt de leur demande d’asile ;
Former les professionnels, bénévoles ou salariés qui sont en première ligne dans l’accueil des femmes exilées pour que soit véritablement comprise et prise en compte leur réalité.