La pluridisciplinarité, comme un orchestre

« Ces gens ont tout perdu : leur dignité, leurs repères, leur langue…Ils ont tout quitté. Il faut bien comprendre qu’un seul suivi ne peut pas répondre à tout cela », confie une psychologue du Centre Primo Levi. Ces mots résument la nécessité de la pluridisciplinarité et la particularité de l’approche du Centre.

Il faut y voir la métaphore d’un orchestre, chacun joue sa partition pour produire un ensemble cohérent et harmonieux. Aucun instrument ne doit dominer l’autre, mais tous doivent être joués ensemble pour que l’accompagnement de nos patients soit efficace. « Tous les espaces se croisent, les patients racontent des choses à notre assistante sociale qu’ils devraient me raconter, à nous de faire un ensemble qui puisse tenir », affirme un autre membre de l’équipe. Le travail psychologique ne peut se faire si le travail social n’avance pas, un patient sans toit ni revenu ne pourra pas parler de lui, même si son trauma est important. De même, l’accompagnement juridique, et donc le travail de recueil du récit du patient, ne sera efficace que si le travail psychologique permet la libération de la parole. Une médecin du Centre disait : « En tant que médecin, il est important pour moi d’avoir une idée de l’arrière-plan, de savoir dans quelle mesure le patient a un toit, accès à de la nourriture, où il en est de ses démarches d’asile. Si, par exemple, nous savons que la personne n’a pas d’hébergement et de nourriture, on ne peut pas prescrire les mêmes médicaments : on ne donne pas de somnifères à quelqu’un qui vit dans la rue. » Si l’équipe du Centre est un orchestre, sa salle de répétition est la « réunion de synthèse », lieu consacré de la pluridisciplinarité. Chaque semaine, tous les praticiens se réunissent et échangent sur le suivi des patients, permettant à chacun d’avancer ensemble. « Échanger avec les collègues nous permet de prendre du recul, de penser autrement. Travailler ici demande une grande disponibilité d’accueil, d’écoute », confirme une psychologue.

Une année de fluctuation

De manière générale, l’activité du Centre confirme un retour aux niveaux d’activité de la période pré-pandémie. Pour atteindre et maintenir ce niveau, les efforts et l’engagement de l’équipe du Centre ont néanmoins été intenses, face à des patients de plus en plus précarisés et à des changements importants dans l’équipe. Ce fut, comme le dit Sibel Agrali, la directrice du Centre de soins, une « année préoccupante ». « Deux praticiens très anciens sont partis, il y avait ce sentiment d’être un peu dérouté, cela a atteint la clinique, face à des patients qui sont de plus en plus touchés par cette atmosphère de précarisation », assure-t-elle. Comment alors faire pour ne pas pénaliser l’activité ? « La clinique du Centre Primo Levi n’est pas une clinique facile, poursuit Sibel. Il faut pouvoir tenir dans le temps, le lien est très particulier, très fort avec les patients. Ce sont des personnes qui ont perdu beaucoup, qui ont vécu des séparations, il a fallu les rassurer et dépenser beaucoup d’énergie pour donner les moyens de travailler aux uns aux autres. L’équipe a été très engagée. » Les moments de passation entre praticiens, très importants pour la poursuite du soin, ont nécessité une grande implication de la part de l’équipe, car, pour certains patients, il ne fallait surtout pas interrompre le suivi.

Le débordement de la question sociale et juridique

La question de la précarité sociale, déjà mentionnée dans le rapport annuel de 2021, est devenue une question majeure dans l’accompagnement psychologique des patients. Une forte proportion de nos praticiens fait état d’un débordement de la question sociale dans leurs consultations, un phénomène maintenant très présent. « La question sociale me saute aux yeux, les patients mettent plus de temps à se stabiliser, certaines situations sont même pires, ce qui était rare auparavant, car cela ne va pas mieux au niveau social et juridique, l’état psychique en est tributaire, c’est un élément difficile à appréhender », dit l’une de nos psychologues. La situation est pire pour les femmes exilées qui ont toutes en commun une énorme charge, en tant que femme, mère et exilée. Un de nos collègues parle de la « conjonction de violences » qu’il perçoit en consultation, en rajoutant : « La question des violences sociales et économiques faites aux femmes exilées est une thématique très importante, je prends conscience de ces questions de manière assez forte. » Le parcours juridique est souvent abordé par les patients dans les consultations, la pression du rejet étant tellement forte, « cela a un énorme impact sur la confiance que les patients ont dans la France, dit un psychologue de notre équipe, qui est vu comme un pays très compliqué, très contrôlé. Les efforts pour être cru sont très énergivores, cela est très présent en consultation et remplit tout l’espace psychique. Un refus de demande d’asile, une obligation de quitter le territoire français (OQTF), sont vécus comme une dégringolade. Beaucoup aimeraient que cette pression cesse ». D’où l’importance de créer une bulle dans les consultations psychologiques, que l’angoisse sociale et l’anxiété juridique ne viennent pas percer. « Quand la clinique se vide du social, il est possible de travailler, sinon le terrain clinique est occupé. Je dis aux patients que, s’ils viennent me voir, ils ne parleront pas de questions juridiques. Il faut rester attentif à la demande, s’ils viennent me voir, il s’agit de soins psychiques. La clinique consiste à faire une coupure et à construire un espace de travail », décrit un praticien.

Le suivi médical – l’importance du lien

Il s’agit maintenant d’une tendance durable, la place du suivi médical est supérieure au suivi psychologique, 66 % des patients ont eu recours à des consultations médicales. Si la violence politique atteint et entame profondément les personnes qui en sont l’objet, elle bouscule et met à mal les différents aspects du soin et de la prise en charge médicale, amenant le médecin à modifier sa posture, à abandonner la technicité pour le « prendre soin ». « Quand j’ai commencé à travailler au Centre Primo Levi, témoigne une médecin du Centre, j’ai découvert avec étonnement les mêmes troubles chez la quasi-totalité de mes patients. Quel que soit leur pays d’origine, leur langue, leur culture, leur religion, leur sexe, leur histoire traumatique, l’ancienneté des événements, ils souffraient de troubles du sommeil, céphalées, cauchemars et flash-back de scènes de violence, angoisses, crainte de sortir dans la rue et troubles de la mémoire. J’ai donc pensé que ces troubles avaient un soubassement organique, que les violences vécues avaient écrasé les singularités des victimes. Dès lors, le projet thérapeutique que j’envisageais était à l’inverse de la démarche médicale habituelle : restaurer la singularité de la personne. Elle ajoute : « Les patientes veulent qu’on se voit, les patients pareils, cela est lié aux liens qui se construisent. Il s’agit d’un autre type de réconfort, il s’agit d’un autre levier que le levier psychologique. Ce sont des gens chez qui le lien a été cassé, celui-ci est donc très important. Je passe par le toucher, par la technique de la fascia-thérapie, les patients viennent prendre leur petite dose d’oxygène, je remplis leur jauge de dignité, je leur redonne un peu plus de dimension. Il y a des personnes chez qui il est fondamental de faire cela. »

La kinésithérapie – le toucher comme une victoire

Une nouvelle professionnelle de santé, arrivée en 2021, a continué le suivi commencé pour certains patients. Parmi ceux-ci, une femme originaire de Syrie, que la kinésithérapeute décrit comme « figée » au début de l’accompagnement. Elle met du temps avant d’accepter de se déshabiller, la salle où se déroulent les séances lui rappelant des moments de torture vécus dans son pays. De nombreux mois sont passés à essayer de retoucher le corps, de mobiliser les articulations, très raides, mais, petit à petit, le toucher devient plus facile, plus accepté, « on rentre dans la vie, dans le supportable, décrit la kinésithérapeute, c’est une victoire quand le toucher fait vivre une expérience différente. Avant, les patients sont intouchables, ils ont très peur et, en même temps, ils veulent être touchés. C’est un grand pas quand une patiente ou un patient passe d’un ‘je ne sens rien’ à ‘ je sens que je ne sens rien ’, puis  à ‘ je sens que j’ai mal à l’épaule ’ , dans le cas de cette femme, cela a pris presque un an ».


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