Dans la consultation de psychotraumatologie, Hina se tait. Issue d’une famille sunnite du Penjab pakistanais, elle montre ses cicatrices en nommant l’auteur : son propre frère, qui, voulant la punir de sa liaison avec un homme chiite, a organisé un viol collectif. Hina est murée dans un silence mortifère, abîmée dans l’angoisse, qui la rive à elle-même. L’horreur ne cesse de lui revenir à travers les reviviscences traumatiques. Elle garde la tête baissée, évite mon regard car elle ne supporte pas le regard de l’autre qui la renverrait à une vision dégradée, souillée, méprisable d’elle-même. Elle prononce alors cette phrase : « Je suis devant vous, mais en fait je suis morte ». Je lui dis qu’elle doit être très vivante et courageuse pour pouvoir me dire cela. Elle répond qu’elle a trop « honte » pour parler de ce qui s’est passé. J’accueille sa capacité à qualifier sa honte, car la verbaliser et la partager, c’est déjà ne plus en être passivement l’objet dévasté.
La honte et la culpabilité sont deux émotions liées, souvent ressenties par les patients exilés que je reçois. La honte, émotion envahissante et physique, ravage l’estime de soi et empêche le sujet de renouer narcissiquement avec un moi désorganisé par la violence. La culpabilité redouble lorsque le sentiment plus ou moins conscient de transgression d’une norme morale et culturelle envahit le sujet. De quelle norme parle-t-on dans les histoires d’exilés ? La honte et la culpabilité peuvent certes avoir un objet : honte d’avoir abandonné les siens ou les camarades de combat, culpabilité du survivant qui se dit qu’il aurait dû mourir, culpabilité de celui qui se sent impuissant à protéger les autres en danger, ou qui se pense responsable du drame. Toutefois, la honte et la culpabilité agissent de manière aussi destructrice parce qu’elles sont directement le fait du trauma.
Les exilés que je reçois ont été confrontés à la cruauté, à la mort des proches, à la destruction de leur monde, et cette expérience leur a révélé une autre dimension : celle du mal intentionnel, celle de l’arbitraire des tortures et de la perversité des bourreaux, celle de la régression de l’homme à l’état de bête. Leur expérience de la violence les a conduits aux frontières de la folie, hors de toute possibilité de sens. Elle les a portés aux limites de ce que leur corps peut endurer. Ne reste que les images du proche défiguré, les cris hallucinés des compagnons torturés, le trou noir du viol enduré. La violence internalisée a détruit la fonction de pare-excitation de l’objet maternel et le sentiment de confiance qui sécurisait le sujet. Plus encore, lorsque les cadres culturels du patient ne sont d’aucune ressource pour donner un sens à la violence – qu’on appelle celle-ci l’épreuve voulue par Dieu, le sacrifice pour sauver l’honneur ou la famille ou le prix à payer -, alors la subjectivité s’effondre. Hina est rivée à l’événement traumatique, ce viol punitif, qui continue de la détruire comme femme et comme être social.
La parole permet de sortir du silence de la honte. Pourtant cette parole a été doublement atteinte par le trauma dans sa fonction de symbolisation et dans sa possibilité de faire lien social. C’est elle qui va, à travers les mots échangés, ranimer des potentialités de sens et surtout faire entrer un tiers pour dégager le sujet de la répétition mortifère du trauma. Le corps violé de Hina va progressivement se réanimer, et les mots de la vivante vont progressivement introduire une temporalité, décoller le présent du passé et la position d’acteur de celle de victime honteuse. Il est alors un autre silence bienvenu et salvateur, à distinguer du silence traumatique, lorsque Hina sait qu’elle doit se protéger de la montée d’angoisse et qu’elle choisit de se taire.
C’est cette possibilité de parole, mais aussi de silence, que le sujet tente de porter jusque dans l’arène de la procédure d’asile. Car il s’agit d’éviter la honte qui empêche de raconter son récit devant les fonctionnaires de l’asile et devant un interprète souvent compatriote, ce qui ramène la question du regard culturel et social. Or se taire, c’est, dans l’entretien de la demande d’asile, risquer de se condamner. Lorsque Hina précise « de cela, je ne peux pas vous parler », le silence qui suit – silence qui s’impose par la charge de violence que portent ces mots – raconte bien plus que n’importe quel récit… à qui sait entendre.
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, psychologue clinicienne, Hôpital Avicenne et professeur d’Anthropologie, Département d’Asie du Sud, Inalco
Source : Mémoires n°73, 2018